Révoltant. Le terme n’est pas trop fort pour dénoncer la vague d’arrêts du processus judiciaire qui permet à des agresseurs sexuels ou à des batteurs de femmes d’être libérés, sans aucune forme de procès.

Le coupable ? Notre système de justice qui ne réussit pas à traiter les dossiers dans les délais acceptables établis par la Cour suprême en 2016 dans l’arrêt Jordan, soit 18 mois à la Cour du Québec et 30 mois à la Cour supérieure.

Que des mégaprocès ultra-complexes s’enlisent sous leur propre poids, comme on l’a vu dans le passé, était déjà désolant. Personne n’a envie de voir des Hells Angels accusés de meurtre se retrouver libres comme l’air.

Mais que l’ensemble du système de justice soit aujourd’hui au bord du point de rupture est encore plus préoccupant.

Et que des femmes qui ont puisé dans leur réserve de courage pour dénoncer leur agresseur se retrouvent abandonnées par le système a un goût particulièrement amer.

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a abandonné 165 poursuites, entre le 1er mars et le 31 août, à travers le Québec, mais principalement dans le district judiciaire d'Abitibi. Cela inclut 31 causes en matière de violence conjugale et sexuelle.

C’est un revers pour le mouvement #moiaussi, qui avait poussé Québec à mieux accompagner les victimes d’agression sexuelle, ce qui a culminé par la mise en place de tribunaux spécialisés en matière de violence sexuelle et conjugale l’année dernière.

Mais à quoi servent tous ces beaux efforts si les procédures finissent par avorter à cause des délais ?

L’arrêt Jordan devait être un électrochoc pour lutter contre la « culture de complaisance à l’égard des délais » qui s’était répandue dans les procès criminels.

Cette manière de forcer les acteurs du système de justice à se conformer aux règles n’avait rien d’inusité. Les policiers en savent quelque chose. La preuve qu’ils récoltent sans respecter les droits de l’accusé est carrément exclue du procès, en vertu de la Charte canadienne.

Cette mesure peut lever le cœur quand on voit des accusés libérés, alors qu’ils auraient dû se retrouver derrière les barreaux. Mais il s’agit d’une arme de dissuasion efficace pour s’assurer que les policiers n’abusent pas de leur pouvoir.

De la même manière, l’arrêt Jordan est un outil dissuasif qu’on voudrait appliquer seulement de façon exceptionnelle… ce qui n’est manifestement pas le cas aujourd’hui.

Alors, que faire ?

Certains rêvent d’un assouplissement des critères de l’arrêt Jordan. Bonne chance !

Même si la Cour suprême était très divisée lors de la décision, il est loin d’être évident qu’elle infirmerait sa propre décision, après seulement sept ans, si elle était à nouveau saisie de la question.

Et on voit mal le Parlement sortir la disposition de dérogation pour passer outre l’arrêt Jordan.

Non, la vraie solution passe par un coup de barre du système de justice.

Un réinvestissement est nécessaire dans le budget de la justice, qui va fondre de 2 % en 2023-2024, alors qu’il manque de personnel pour faire tourner la machine, alors que les greffiers mal payés quittent le navire.

Au moins, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a réussi à s’entendre avec la juge en chef de la Cour du Québec, ce qui permettra la nomination de 14 juges.

Sauf que l’argent ne réglera pas tout. Embaucher, c’est bien beau. Mais on se retrouvera dans le même cul-de-sac si le système de justice ne se remet pas en question.

Comment ?

D’abord, en éliminant les procédures inefficaces et en optimisant les ressources. Par exemple, on pourrait confier davantage de responsabilités aux greffiers spéciaux afin de décharger les juges.

Ensuite, en rendant plus « techno » les palais de justice, où l’on perd un temps fou à chercher les dossiers papier. N’y aurait-il pas moyen d’accélérer le projet Lexius de numérisation des dossiers qui accuse du retard ?

Enfin, en déjudiciarisant plusieurs problèmes sociaux touchant des clientèles vulnérables qui se retrouvent en cour à répétition pour des délits qui ne menacent pas la sécurité publique, comme voler de la nourriture à l’épicerie ou boire de l’alcool dans un parc.

Le problème est de taille : les tribunaux sont accaparés par cinq types d’infraction – vol, conduite avec facultés affaiblies, défaut de se conformer à une ordonnance du tribunal, voies de fait simples et manquement aux conditions de probation.

Ces infractions représentent presque la moitié (47 %) de toutes les causes, selon Statistique Canada.

Libérons les juges de ces cas qui peuvent être mieux traités autrement, on pense à la justice alternative ou à la déjudiciarisation pure et simple de cas mineurs. Cela laissera le temps aux juges de se concentrer sur l’essentiel, à commencer par les meurtriers et les agresseurs.

Ceux qui tirent à boulets rouges sur l’arrêt Jordan se trompent de cible. C’est le système de justice qui doit être réformé.

La position de La Presse

L’argent ne réglera pas tout. Le système de justice embourbé dans les délais doit se remettre en question s’il ne veut pas perdre la confiance du public.