Je sais que Marc vous a parlé du livre de Jean-Philippe Pleau la semaine dernière1, mais je ne peux m’empêcher de faire moi aussi une chronique sur Rue Duplessis – Ma petite noirceur. Ce livre m’a trop bouleversé pour que je garde ça en dedans.

Pleau anime Réfléchir à voix haute, à la radio de Radio-Canada. Il était le fidèle compagnon du grand Serge Bouchard à la même antenne, à l’émission C’est fou…

Bref, tu le regardes aller à animer des émissions d’idées à Radio-Canada, pis si tu te forces à imaginer son parcours, tu penses qu’il a dû faire son secondaire à Brébeuf, que ses parents devaient être minimalement lettrés, pis…

Pis t’es dans le champ.

Le sous-titre de Rue Duplessis dit tout : Ma petite noirceur. Pleau a grandi dans un univers de pauvreté abyssale à tous égards : matérielle, intellectuelle, culturelle. Né pour un petit pain, blanc, tranché, industriel.

Le sociologue nous prend la main et nous présente ce passé qui l’a façonné et qui le hante encore. Il nous fait visiter le Drummondville de son enfance, par un détour généalogique : les grands-parents, les arrière-grands-parents. Nés pour un petit pain, tous, ou presque. L’alcool, la violence, le désert culturel. La haine de l’inconnu.

Le père travaille dans une shop. La mère reste à la maison. Ils ne connaissent rien du monde, ont peur de tout. Ils couvent leur fils à l’extrême, le rentrent à l’hôpital au moindre éternuement…

Un amour immense, mais étouffant. Le petit Jean-Philippe étouffe, justement. Aujourd’hui, on dirait qu’il faisait de l’anxiété. À l’époque, ses enseignantes trouvaient qu’il était fatigant à force de toujours devoir aller vomir aux toilettes. Il se souvient du numéro de la porte des toilettes : 303.

Le loisir, dans le petit monde du petit Pleau, c’était d’aller « prendre des marches » dans un quartier où il y avait des maisons à peine plus grandes que la leur.

Un petit monde de préjugés où on est convaincu que les restaurants chinois servent du chat (l’auteur vivra cinq ans à Montréal avant de se décider à aller manger dans un resto chinois). Les Chinois, les Noirs, les Indiens, les tapettes : les préjugés carburent à l’inculture ambiante. Tout ce qui ne nous ressemble pas – et encore – est menaçant… Donc : raillé, insulté, méprisé.

Le père du petit Pleau a un frère homosexuel. Une scène marquante dans le livre : le père de l’auteur surprend son frère à « minoucher » son chum, dans le sous-sol. Il le mettra violemment à la porte, parce qu’il craint que cet exemple ne contamine Jean-Philippe…

Dans son entourage, dans son arbre généalogique, l’ombre de la violence plane toujours. Son père manque de mots, il compense en frappant dans les murs.

Jean-Philippe Pleau, devenu grand, est ce qu’on appelle un transfuge de classe. Ni à l’aise dans sa nouvelle strate sociale dont il ne maîtrise pas les codes bourgeois ni tout à fait bienvenu dans celle dont il est originaire, où il est vu comme un parvenu, un snob.

Jamais à sa place, donc. Un exemple : à l’Université Laval, Pleau travaille comme un forcené dans un restaurant A&W. Il doit travailler pour payer ses études, son appartement… Contrairement à nombre de camarades de classe privilégiée. Un de ses voisins de classe lui dira, horrifié : « Pourquoi tu pues la patate frite ? » Et au resto, on se moque un peu de ses études en socio : « Chez A&W, c’est l’odeur de l’université qui me colle à la peau. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L’animateur et auteur Jean-Philippe Pleau

Pour ce livre, Jean-Philippe Pleau enquête comme un journaliste-anthropologue sur sa propre enfance. Il fait appel à sa famille, à des amis perdus de vue, à d’anciennes blondes, à celles qui lui ont enseigné, aux archives du journal local. Il fait même venir son dossier médical d’enfant…

Le regard est tendre, mais d’une lucidité qui fait mal.

Tendre, parce que Pleau voit ses parents, sa famille comme des victimes d’un monde inégalitaire, produits d’une société qui crée des laissés-pour-compte qui tirent le diable par la queue et qui n’ont pas eu accès – par manque d’instruction – aux idées, à la culture et au confort qui permettent d’échapper à son sort.

Lucide, parce qu’il explore sans ménagement cette enfance qui l’a façonné. En plongeant dans des côtés sombres de ses souvenirs d’enfance. Avant même la sortie du livre, des membres de sa famille ont menacé de le poursuivre.

Le mot bizarre qui coiffe cette chronique, c’est un mot dont Pleau a longtemps eu honte, Anishquadate, la contraction de la phrase « À venir jusqu’à date », prononcée par son père à répétition, en voulant dire « jusqu’à maintenant »…

Dit rapidement, en joual, « À venir jusqu’à date » devient donc Anishquadate…

Ce n’est qu’en étudiant en sociologie et en côtoyant l’anthropologue Serge Bouchard que Pleau comprend que cet Anishquadate, c’est la pointe d’un iceberg d’une culture populaire qui ne mérite pas d’être méprisée, le parler de gens dont on ne parle (presque) jamais.

C’est la rencontre des livres qui amorcera sa migration vers un autre milieu. La description des bibliothèques faite par Jean-Philippe Pleau est merveilleuse, tant celle de sa ville que de son école secondaire.

Pour ce livre, il retourne visiter son école secondaire. La bibliothèque a été relocalisée, on y trouve désormais un local de musique. N’empêche : c’est la même vieille porte qui est là…

Et en mettant la main sur la porte, il se souvient de Madame Alix, la bibliothécaire, qui l’a initié aux livres. De ce lieu refuge où il fuyait l’intimidation. Où il a découvert grâce aux livres qu’il y avait peut-être un autre monde que le sien.

Et là, en touchant la porte, Pleau craque, il pleure.

Je vous raconte tout ça, vous qui n’avez sans doute pas lu le livre, vous pensez peut-être que Pleau méprise son passé, ses proches, ses parents. Pourtant, je vous jure, pas du tout.

Au contraire, ce livre, c’est le livre d’un gars de quasiment 50 ans qui devient capable, après une vie de tourments causés par son enfance, de regarder son milieu avec tendresse…

Et de l’aimer.

Serge Bouchard dira à son coanimateur, un jour : « Arrête de regarder ton enfance comme un tas de marde, sois-en fier… » Pleau finira par l’écouter.

D’ailleurs, un des plus beaux chapitres de Rue Duplessis s’intitule « Soyons clairs ». Et il ne contient qu’une phrase de quatre mots : « J’aime mes parents. »

Là, Jean-Philippe, en lisant ces quatre mots-là, c’est moi qui ai craqué.

Ce livre, Rue Duplessis, c’est ce que j’ai lu de plus vrai depuis longtemps.

1. Lisez « Parcours d’un immigré de l’intérieur »