« Il faut dire les mots, dire et ne pas renoncer à notre tentative quotidienne de culbuter le malheur. »

Des yeux embués ont accueilli ces mots de l’écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse, tirés du lumineux recueil Culbuter le malheur (Mémoire d’encrier). L’autrice, rescapée du génocide des Tutsis au Rwanda, en a lu des extraits lors d’une récente causerie à la Maison de la littérature de Québec à l’occasion de la commémoration des 30 ans du génocide. Une soirée émouvante consacrée au devoir de mémoire de la littérature à laquelle j’ai été invitée à participer en tant qu’autrice, descendante de survivants du génocide des Arméniens, ayant exploré les mêmes thèmes dans mon roman Manam.

« Ce sont les mots de Beata. Et en même temps, ce sont nos mots à nous aussi », m’a dit Jean-Bosco Kayonga, président de la Communauté rwandaise de Québec et lui-même survivant du génocide.

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Jean-Bosco Kayonga

En reconstruisant sa vie au Québec, il cherchait à s’éloigner de son passé traumatique, confie-t-il. Ce qui n’empêche pas ce passé de le hanter.

« Il n’y a pas un jour qui passe sans que ce printemps de cendre et de sang fasse irruption dans notre esprit ou mette notre sommeil en charpie », écrit Beata Umubyeyi Mairesse, en évoquant ce génocide qui, devant les « yeux grands fermés du monde », a fait un million de morts entre avril et juillet 1994.

Le plus difficile, c’est le mois d’avril, souligne Angélique Nyinawintore, membre de la communauté rwandaise de Québec. Le mois où tout a commencé.

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Angélique Nyinawintore

« Quand le 7 avril arrive, on dirait que tout recommence dans ma tête », dit-elle, en racontant l’horreur dont elle a été témoin.

Alors qu’elle était à Butare, ville natale de Beata Umubyeyi Mairesse, Angélique a pu survivre sous les cadavres, en se cachant.

« Ce qui nous soulage pendant le mois d’avril, c’est de nous réunir et de parler », dit-elle.

À la question « À quoi bon écrire après une telle tragédie », Beata Umubyeyi Mairesse répond souvent en citant un poète américain : « Parce qu’il y a quelque part dans le monde quelqu’un dont le chagrin a la forme exacte de tes mots1. »

L’autrice raconte avoir elle-même trouvé dans les écrits des survivants de l’Holocauste des mots ayant la forme exacte de sa solitude.

Elle espère que ses écrits puissent à leur tour agir comme un baume pour d’autres rescapés. Que ça puisse les aider à rapiécer leur mémoire blessée, à se réapproprier leur propre histoire et à faire en sorte qu’elle continue de s’écrire.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE MÉMOIRE D’ENCRIER

L’écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse a retrouvé à Québec Maximeizere Kayitana, rescapé du génocide des Tutsis qui a eu la vie sauve grâce au même convoi humanitaire qu’elle.

Lors de son passage à Québec, l’écrivaine a vu son souhait se réaliser en retrouvant Maximeizere, 31 ans, qui, comme elle, est un enfant du convoi humanitaire dont elle raconte l’histoire dans un livre magistral (Le convoi) dont je vous parlais récemment2. Vous dire l’émotion qui a traversé la salle quand ils se sont serrés l’un contre l’autre, comme une grande sœur qui retrouve son petit frère, 30 ans plus tard… Des survivants devenus vivants, rescapés du même convoi, à 11 000 km de leur malheur.

Maximeizere Kayitana, alias Maxime, qui vit aujourd’hui à Québec, avait 1 an et 4 mois quand le génocide a fait de lui un orphelin. Il a été adopté par la famille d’Angélique, qu’il considère comme sa tante.

Contrairement à Beata Umubyeyi Mairesse, qui avait 15 ans lors de leur opération de sauvetage, il n’en garde aucun souvenir. « Je connais juste les histoires que mes tantes à Québec et ma tantine à Ottawa m’ont racontées. »

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Angélique Nyinawintore, Alphonse Mutemberezi et Solange Uwanyiligira, les parents adoptifs de Maximeizere Kayitana, et Jean-Bosco Kayonga

Angélique se souvient que Maxime était un enfant qui avait été longuement attendu par ses parents. Lorsqu’il est né, plus de six ans après leur mariage, c’était la plus grande joie du monde pour eux. Il était la prunelle de leurs yeux. Le moindre rhume devenait une affaire d’État. Sans même se consulter, les parents débarquaient chacun de leur côté avec des médicaments pour leur fils adoré.

Quand le génocide a eu lieu, le père de Maxime s’est rendu à Kigali en pensant faire un rapide aller-retour. Il n’y a jamais eu de retour. Quant à sa mère, elle s’est cachée avec Maxime à Butare, ville du sud du pays qui, croyait-on, serait épargnée par les génocidaires. Elle ne l’a pas été.

Maxime et sa mère ont été attaqués par des miliciens hutus. « Ils les ont jetés dans une fosse commune. Sauf que le petit n’était pas mort. Il est resté là une nuit. Le lendemain matin, des voisins qui regardaient par la fenêtre ont vu un enfant qui essayait de s’accrocher encore à sa mère », raconte Angélique.

Un gardien de nuit hutu a décidé de prendre l’enfant sur son dos pour essayer de le sauver. Sa femme et lui ont tenté de prendre soin de lui pendant plusieurs jours. Mais comme il était gravement blessé à la tête et aux jambes, c’était mission impossible.

« Les coups ont fait en sorte que sa tête a commencé à enfler. Ils ne savaient pas quoi faire de plus. Ils ne pouvaient l’emmener à l’hôpital parce que c’est un enfant qui pouvait facilement être identifié tutsi. »

Ils ont alors entendu parler d’humanitaires qui tentaient d’évacuer vers le Burundi des centaines d’enfants rassemblés dans un orphelinat. Ils ont décidé d’y déposer le petit Maxime. Une amie de Beata, Claire, alias Fifi, qui avait alors 17 ans et vit aujourd’hui à Ottawa, s’est occupée de lui.

C’est ainsi que Maxime a été envoyé au Burundi. Au lendemain du génocide, le père d’Angélique est parti à sa recherche et l’a ramené au Rwanda. L’enfant qu’Angélique avait connu n’était plus le même. « À mon souvenir, Maxime était un enfant qui marchait. Il ne marchait plus. Il fallait le prendre dans nos bras. Il était gravement malade. Il souffrait de malnutrition et était très déshydraté. »

Malgré tout, Maxime, qui a pu reconstruire sa vie à Québec avec ses parents adoptifs, Solange Uwanyiligira et Alphonse Mutemberezi, s’estime chanceux dans sa malchance. « J’ai eu une vie normale malgré mes séquelles. »

Avec la complicité de Beata Umubyeyi Mairesse, qui va lui envoyer des photos du convoi que son enquête lui a permis de récupérer, il espère retisser sa mémoire trouée et en apprendre davantage sur cette opération de sauvetage oubliée.

« C’est comme si je recollais des morceaux de ma mémoire à gauche à droite… »

Il espère surtout que l’on n’oubliera ni les gens courageux qui lui ont sauvé la vie ni les survivants qui continuent, envers et contre tout, de « culbuter le malheur pour les enfants du jour d’après ».

1. Ce sont les mots du poème de Sean Thomas Dougherty intitulé « Why Bother ». « Because right now / There is someone / Out there with / A wound in the exact shape / Of your words. »

2. Lisez la chronique « Ce qui peut nous sauver »