Il y a quelques jours, j’ai reçu un appel de l’hôpital que j’attendais depuis plus d’un an. Quand j’ai décroché, j’avais l’impression d’avoir gagné le gros lot du 6/49. Malheureusement, après une brève discussion, mon interlocutrice m’apprenait qu’on ne trouvait plus trace de la requête de mon docteur.

Pour la suite de l’histoire, elle m’a recommandé de retourner voir mon médecin de famille pour qu’il leur achemine une nouvelle demande. Pas besoin de vous dire que je n’étais pas content. Mais j’ai gardé mon calme, car des calvaires bureaucratiques, ce ne sont pas les gens pour en témoigner qui manquent au Québec.

Cette décevante expérience m’a donné envie d’écrire une chronique sur la bureaucratie qui étouffe nos institutions. Cependant, avant d’arriver au cœur de mon sujet, le biologiste en moi doit vous parler d’une différence fondamentale entre végétaux et animaux. Oui, le lien entre bureaucratie et biologie végétale peut sembler bizarre, mais si vous acceptez ma proposition, je crois avoir une petite chance de vous convaincre. Je m’essaye.

Les plantes, qui sont incapables de bouger, sont plus vulnérables en cas d’adversité. Pour cause, pendant que les animaux décampent vers d’autres cieux, elles sont obligées d’affronter la réalité locale, si dure soit-elle. Pour l’espèce humaine, cette vie fixée ne pouvait donc être qu’une forme de malédiction. Pourtant les végétaux, rappelle le biologiste Stefano Mancuso, ont des acquis évolutifs qui rendraient les animaux jaloux.

Par exemple, contrairement à nous, les plantes ne disposent pas d’organes vitaux individualisés. Elles n’ont pas de poumons, de cœur ou de cerveau. Leur respiration se fait au niveau de toutes les feuilles et la circulation de leur sève ne passe pas par une pompe cardiaque. Même leurs organes sexuels sont temporaires et renouvelables. Bref, l’organisation anatomique et physiologique d’une plante contraste avec celle du corps humain, qui est très hiérarchisé.

Dans cette pyramide, le cerveau incarne l’équivalent du grand patron. Cette compartimentation fonctionnelle nous rend plus vulnérables. En effet, si on veut tuer un humain, en plus de la tête, il suffit de viser le cœur ou les poumons, dont l’emplacement dans la cage thoracique est bien mis en évidence par la bipédie.

A contrario, beaucoup de plantes peuvent perdre plus de 90 % de leur corps et revenir à la vie. Le seul fait que certains lézards puissent perdre une patte ou une queue et la régénérer nous impressionne. Pourtant, cette résurrection partielle est bien insignifiante par rapport à ce que les végétaux sont capables de faire.

Cette différence fondamentale entre les végétaux et les animaux aurait influencé la vie humaine au-delà de notre physiologie. Dans son bouquin intitulé Nous et les plantes, M. Mancuso raconte que cette structure pyramidale du corps humain a aussi influencé l’organisation de nos sociétés à tous les niveaux. Autrement dit, dans nos administrations, nos armées, nos entreprises et bien d’autres institutions, nous reproduisons inconsciemment cette organisation hiérarchisée qui nous semble plus efficace.

Pourtant, la bureaucratie pyramidale est souvent un haut lieu de lenteur et d’inefficacité. Pour cause, ce sont les maillons les plus faibles de la chaîne qui y déterminent la performance globale.

En arrière de cette efficacité à plusieurs vitesses, il y a aussi le fameux « principe de Peter ». Cette idée formulée par le pédagogue canadien Laurence Johnston Peter en 1969 dit que les membres d’une structure hiérarchique tendent à devenir de plus en plus incompétents avec le temps. Même dans une véritable méritocratie, à cause du jeu de chaise des promotions, cette marche vers l’incompétence systémique est inévitable.

En cause, déposer une tortue sur une muraille n’en fait pas un grimpeur naturel. Si la méritocratie hiérarchique n’échappe pas au « principe de Peter », dit Stefano Mancuso, imaginez maintenant ce qui se passe quand le favoritisme, les amitiés et les pistons embarquent dans la balance et influencent les promotions ? Le degré d’incompétence d’un tel système sature rapidement et les blocages se multiplient à tous les niveaux.

À ces facteurs aggravants, on peut ajouter le culte de l’ancienneté et la part des lèche-bottes dont la devise est : « Si tu ne peux obtenir la promotion en grimpant les échelons, essaye en lichant le patron. »

Aussi, lorsqu’un patron se sent imposteur, il arrive souvent qu’il engage, comme subalterne, un faire-valoir plutôt qu’un esprit compétent qui pourrait chaque jour lui rappeler douloureusement qu’il brille d’une lumière empruntée. Enfin, à ces pièges déjà nombreux, il faut ajouter l’imparable grossissement, car comme l’univers, la bureaucratie est toujours en expansion.

Comparable à un trou noir, elle peut aussi absorber des budgets astronomiques sans mener à une amélioration concomitante des services à la population.

Pensez ici au système de paye Phénix, au chaos dans la gestion de l’immigration, à la saga ArriveCAN, à celle des passeports et des aéroports, etc. Malgré les sommes énormes englouties dans de nombreux programmes gérés par une armada de fonctionnaires et la gigantesque dette accumulée, l’incompétence du gouvernement Trudeau à livrer des services efficaces à la population défie continuellement la chronique.

Au Québec aussi, de semblables engrenages bureaucratiques ont transformé le système de santé en gouffre financier sans fond à l’efficacité très douteuse. Sans s’attaquer à cette pieuvre, même si on mettait 80 % de nos deniers publics dans ce ministère, l’inefficacité y resterait endémique.

Disons ironiquement que si dans une organisation efficace, il faut un cadre pour surveiller neuf travailleurs, la bureaucratie tend vers un modèle où neuf cadres veillent sur un travailleur. Or, pour paraphraser Coluche, une bonne partie de cette hiérarchie-là est semblable à des étagères : plus c’est haut, moins ça sert.

En 2018, dans un livre très provocateur intitulé Bullshit Jobs, l’anthropologue David Graeber posait un regard très sévère sur ces emplois qu’il considère comme inutiles et même nuisibles dans nos sociétés, y compris les étagères les plus poussiéreuses d’en haut. Pour ne pas heurter des sensibilités, je ne donnerai pas ici la liste des domaines mentionnés dans le livre. Permettez-moi néanmoins de résumer sa définition de ce que sont les bullshit jobs. Ce sont, dit-il, des emplois rémunérés qui sont si inutiles et superflus que même les salariés qui les occupent ne parviennent pas à justifier leur importance.

Cependant, ces employés vont tous les jours au travail et arrivent même à se convaincre qu’ils ont tort de douter de la pertinence de leur poste. Dans un sondage réalisé par la firme YouGov en 2015, 37 % des travailleurs britanniques interrogés reconnaissaient que leur emploi n’apportait aucune contribution au reste de la société.

Nos institutions croulent sous cette omniprésente bureaucratie et aucune révolution ne pourra améliorer leur efficacité sans tacler le problème à la source.

Souhaitons tout de même bonne chance à Christian Dubé pour que Santé Québec, sa mégastructure hiérarchique à venir, échappe à tout ce que je viens de raconter. Ce ne sera pas facile. J’ai entendu récemment Gilles Duceppe, paraphrasant la vision de Jean-Baptiste Lamarque, dire qu’en biologie, c’est le besoin qui crée l’organe et, dans la bureaucratie, c’est l’organe qui crée le besoin.

Tout ça pour dire qu’on gagnerait peut-être à s’inspirer du système décloisonné des plantes qui est bien plus résilient que notre modèle hiérarchique et bureaucratique. Je fais cette proposition, mais comme je ne suis pas, non plus, certain de la pertinence de ce que je fais dans la vie, je n’ai aucune idée de la façon de mener cette révolution.

Je dois même admettre que l’écriture de ce texte a été un peu motivée par mon rendez-vous hospitalier mystérieusement manqué, car même si je suis pour le dégraissage, je suis loin d’être un libertarien.