« Oublie ça ! La culture hassidique n’est pas ta culture. Tu n’auras jamais accès à cet univers. »

C’est l’avertissement que l’on a lancé à Jessica Roda lorsqu’elle a voulu explorer l’univers musical hassidique qui la fascine depuis longtemps.

C’était bien mal connaître la passion de cette anthropologue et ethnomusicologue, professeure à l’Université Georgetown, qui vient de publier le premier ouvrage consacré à l’univers artistique des femmes ultra-orthodoxes de Montréal et de New York.

Le livre For Women and Girls Only – Reshaping Jewish Orthodoxy Through the Arts in the Digital Age (NYU Press) est une captivante incursion dans un univers méconnu qui déboulonne les stéréotypes sur les femmes ultra-orthodoxes.

PHOTO FOURNIE PAR JESSICA RODA

Professeure à l’Université de Georgetown, l’anthropologue et ethnomusicologue Jessica Roda vient de publier For Women and Girls Only. Reshaping Jewish Orthodoxy Through the Arts in the Digital Age, premier ouvrage consacré à l’univers artistique méconnu des femmes ultra-orthodoxes de Montréal et de New York.

Née en France de parents hippies ayant des origines sépharades, Jessica Roda a grandi en Guyane française dans un milieu multiculturel très loin du monde hassidique qu’elle a découvert à Montréal, où elle s’est posée pour poursuivre ses études. Son intérêt pour l’univers ultra-orthodoxe est né au lendemain de la mort soudaine de deux êtres chers. Le deuil l’a plongée dans une quête de repères qui était plus identitaire que religieuse. « J’ai senti un manque de rituels. »

Après avoir exploré l’héritage juif de gens qui lui ressemblaient, elle a eu envie de quitter le confort de son système de croyances pour sonder le monde insulaire des juifs hassidiques du Mile End et d’Outremont. Tout près de chez elle, mais en même temps si loin de sa réalité.

« J’ai toujours été fascinée par ces gens qui ont fait totalement l’inverse de ma famille et qui ont vraiment gardé leurs origines. » Fascinée de voir qu’en dépit des pressions pour se convertir et des persécutions, ces gens ont résisté et parlent encore le yiddish.

La première fois que j’ai rencontré Jessica Roda, en 2016, elle en était à la première escale de son voyage en pays ultra-orthodoxe à Montréal. Elle avait commencé par en explorer la frontière en rencontrant ceux qui quittaient la communauté. Elle est ensuite allée voir de l’autre côté, ceux qui restent. En route, elle a réalisé que la frontière était parfois brouillée. Beaucoup n’étaient ni d’un côté ni de l’autre, mais quelque part entre les deux.

C’est en donnant des cours de piano à des adolescentes ultra-orthodoxes que l’ethnomusicologue a entrouvert la porte d’un monde qu’elle ne soupçonnait pas. « Je savais que la communauté était très portée sur la musique. Mais j’ai découvert tout un marché underground à Montréal avec des studios d’enregistrement, des spectacles organisés dans une école hassidique du Mile End, en yiddish, avec des costumes, du chant et de la danse où j’étais la seule spectatrice non hassidique. »

Des spectacles pour femmes et filles seulement, afin de respecter les principes religieux de modestie qui empêchent toute activité artistique devant des hommes à l’exception de la famille. Pour y assister, l’ethnomusicologue a dû patiemment gagner la confiance des gens.

C’est notamment grâce à la mère d’une de ses talentueuses élèves qu’elle a pu accéder à cette scène quasi inaccessible.

« C’est possible d’y assister si vous connaissez quelqu’un dans la communauté qui vous y invite », me dit la mère hassidique en question, qui tient à son anonymat. La célébrité n’est pas exactement le but. « On ne le fait pas pour être connues. On ne fait pas de publicité. On le fait pour nous. Notre communauté est déjà grande, avec des familles nombreuses. Sans publicité, on fait déjà salle comble. »

Grâce à la directrice de l’école hassidique, Jessica Roda a aussi eu accès à des archives montrant que les performances artistiques des jeunes filles s’inscrivent dans une longue tradition. « Il y a des cinéastes, des comédiennes, des danseuses… C’est tout un univers que l’on n’imagine pas. »

La pandémie a par ailleurs donné lieu au déploiement d’une scène artistique en ligne pour femmes et filles seulement. Un espace virtuel de célébrités qui, s’il n’inclut pas d’artistes de Montréal, gagne en popularité ici aussi.

PHOTO FOURNIE PAR SARAH MUGRAHI

L’artiste new-yorkaise hassidique Devorah Schwartz accompagnée des danseuses de son spectacle Chanukah Spectacular en décembre 2020. Connue au sein de la communauté ultra-orthodoxe de Montréal, Devorah Schwartz est l’une des célébrités hassidiques des médias sociaux.

Cet espace provoque des débats et même des scandales au sein des communautés ultra-orthodoxes. « Certains pensent que ces femmes sont allées trop loin avec leurs vidéos sur YouTube. Des rabbins ont essayé de stopper ça. D’autres trouvent que c’est extraordinaire et les soutiennent. »

Si des femmes de Montréal organisent des concerts de temps en temps, on y est très loin de l’effervescence ou des parfums de scandale de New York.

« Montréal reste plus traditionaliste. C’est une communauté plus petite. À New York, j’ai même joué dans un film [de Malky Weingarten] avec des femmes hassidiques ! »

Regardez une vidéo de Malky Weingarten (en anglais)

En explorant l’univers de ces femmes de son point de vue de féministe progressiste, Jessica Roda ne voulait ni défendre leur mode de vie ni le pourfendre, mais d’abord et avant tout le comprendre. Et d’une certaine façon, ces femmes lui ont compliqué la vie en déployant devant elle une réalité beaucoup plus complexe et moderne qu’on ne le pense. « C’est un univers où les femmes ont beaucoup d’autonomie », dit-elle.

Le plus souvent, la femme juive ultra-orthodoxe, tout comme la femme musulmane, est dépeinte comme une femme opprimée en attente d’être libérée. C’est ce qu’on voit dans la populaire série Unorthodox, racontant de façon caricaturale l’émancipation d’Esty, une jeune femme de la communauté de Satmar, à Brooklyn, qui rêve d’être pianiste et qui ne peut être créative et autonome qu’en quittant le bercail.

Si la vie ultra-orthodoxe peut certainement être vécue comme une oppression par les femmes (et les hommes) qui cherchent à la quitter, tout n’y est pas noir ou blanc.

« Il y a des femmes très heureuses dans ce mode de vie. Très heureuses d’avoir huit enfants. D’autres, non. »

Il y en a aussi qui, tout en ayant des familles nombreuses, ne veulent pas être « juste » des mères et renégocient leur identité de femme hassidique, notamment à travers les arts.

En les écoutant, on réalise que le religieux peut être aussi très rassurant dans un monde chaotique comme le nôtre où l’on perd ses repères. « Il peut être opprimant et réconfortant », souligne Jessica Roda.

S’il lui est arrivé parfois d’envier le côté réconfortant de la vie de famille tissée serré des femmes ultra-orthodoxes qu’elle a rencontrées au cours de son voyage, elle n’échangerait pas sa vie pour la leur. Mais le contraire est tout aussi vrai.

À l’occasion du lancement des livres de Jessica Roda et de Jeremiah Lockwood sur la musique hassidique, un concert aura lieu au Musée du Montréal juif le 10 mars à 16 h.

Consultez la page de l’évènement (en anglais)

Une conférence sur les thèmes abordés dans le livre de Jessica Roda aura également lieu à l’Université Laval, à Québec, le 26 mars à 12 h.

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