Ce qui me surprend dans cet hiver atypique que nous traversons, c’est qu’il suscite plus de bonheur que d’inquiétude chez une bonne partie de la population. Aux yeux de cette frange, le record de chaleur battu le 27 février, le peu de neige et les températures bien moins froides sont synonymes de jubilation et de bien-être.

L’incapacité à se projeter sur la planète au-delà de notre bref passage dans la biosphère est à l’origine de cette insouciance très répandue. Pourtant, ce présent qui leur semble parfait n’est pas garant d’un futur simple pour les prochaines générations.

À quoi ressembleraient des hivers sans neige et sans glace ? En Autriche, en Italie, en France et en Suisse, nombreux sont les gens qui sont désormais confrontés à cette situation sur les pentes des montagnes qui faisaient naguère le bonheur des amateurs de sports d’hiver. De tristes constats aussi pour les écosystèmes.

Cette semaine, j’ai d’ailleurs pensé aux érables qui doivent vivre silencieusement une forme de schizophrénie physiologique. Si la tendance se maintient, je me demande ce que deviendra la production acéricole dans un avenir pas si lointain.

Pouvez-vous imaginer le Québec sans ses emblématiques symboles identitaires que sont les cabanes à sucre ? Cette belle et vieille tradition qui porte l’empreinte du savoir cumulatif des Autochtones est-elle menacée par les bouleversements climatiques ?

Les légendes au sujet de la découverte du sirop d’érable varient d’une nation autochtone à l’autre. Le frère Marie-Victorin rapporte dans ses écrits celle voulant que des Autochtones aient découvert le sirop d’érable en voyant des écureuils roux énergisés par la consommation printanière de cette eau légèrement sucrée.

Si cette histoire est véridique, maintenant que les érablières sont privatisées, il est normal que les écureuils provoquent la colère des acériculteurs en grignotant les tubulures des cabanes à sucre. On ne peut pas empêcher un rongeur de ronger. Surtout quand la bestiole en question a des redevances sur le brevet qui profite aujourd’hui à l’industrie acéricole.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

La tire sur la neige fait partie des rituels du temps des sucres.

Au-delà des nombreuses histoires entourant sa découverte et la modernisation de son exploitation par les colons européens, c’est à l’hiver et au froid que nous devons les premiers remerciements pour l’eau d’érable. Cette douceur que nous piratons pour nous sucrer le bec est une réserve énergétique qui sert à réveiller l’arbre, lui donner un coup de boost et relancer son métabolisme après sa longue dormance hivernale.

De ce fait, les érables doivent certainement voir l’entailleur comme nous regardons le moustique se posant sur notre peau. Si l’objectif est le même, l’humain écrase le moustique pour se défendre alors qu’heureusement, l’érable ne nous donne pas de volée de bois vert pour protéger son précieux liquide. En vérité, cette exploitation est des plus durables, car seulement de 4 à 5 % des réserves de sucre de l’arbre sont récoltées.

Des 150 espèces d’érables enracinés dans la biosphère, seulement quatre fabriquent cette sève brute sucrée. Le principal est évidemment l’érable à sucre, qui produit 70 % du sirop d’érable planétaire. Il est suivi par l’érable rouge, qui donne 29 % des récoltes. L’érable argenté et l’érable noir se partagent le maigre 1 % restant.

À la fin de l’été, le raccourcissement de la longueur du jour et les baisses de température annoncent à l’érable que l’hiver est en route. La plante produit alors des glucides (de l’amidon) qui seront stockés dans les racines avant que le froid hivernal ne la plonge dans un état de vie ralentie. Quand arrive le printemps, l’alternance entre des températures nocturnes froides et plus douces pendant le jour favorise les mouvements de cette eau dans l’arbre.

L’eau d’érable contient de 2 à 3 % de saccharose provenant de la transformation enzymatique des réserves d’amidon. Elle monte dans l’arbre pendant les nuits froides et descend pendant le jour. Ce qui permet à l’acériculteur de ponctionner le précieux liquide qui deviendra sirop après évaporation.

Le temps des sucres, c’est le réveil des érables qui, autrefois, se superposait à celui des habitants qui avaient tout autant subi la froidure hivernale. L’arrivée de ces douceurs était donc une occasion de se rassembler et de fêter. Pendant longtemps, ce sucre du pays provenant des érablières a été un substitut au sucre de canne, plus cher, qu’on importait des Antilles. Avec l’invention des évaporateurs vers la fin du XIXe siècle, ce qui était une tradition devient petit à petit une industrie. Si bien qu’aujourd’hui, alors que le sirop d’érable est une denrée des plus précieuses, le temps des sucres est un mélange de culturel et d’économique.

Mais sera-t-il encore là pour très longtemps ? Malgré l’espoir que nous donnent certains modèles, personne ne sait. Face à la crise environnementale, la frontière entre l’optimisme et la naïveté est très poreuse. S’il y a une chose que nous rappellent ces hivers de plus en plus atypiques que nous traversons, c’est qu’avec l’accélération des bouleversements climatiques, tout peut changer très rapidement.

Autrement dit, il nous reste à nous souhaiter bonne chance, car si l’érable se donne un coup de boost pour sortir de sa dormance, complètement engourdie par son culte du confort et de la croissance économique, l’humanité a certainement besoin d’un bon coup de pied au derrière ou d’un puissant électrochoc pour se réveiller avant qu’il ne soit trop tard. Sa torpeur face à la crise environnementale est si profonde qu’on peut la comparer à celle qui habite une marmotte en hibernation. Comme les érables, le grassouillet rongeur commence aussi à perdre son ombre devant ces hivers de plus en plus imprévisibles.