Télé-Québec a présenté la semaine dernière un documentaire troublant sur ces jeunes hommes obsédés par leur physique, qui tombent dans l’entraînement à outrance à grands coups de stéroïdes1.

Adonis est un documentaire qui se déploie sur plusieurs fronts : le rapport à soi, l’accès trop facile aux stéroïdes dangereux pour la santé, les stigmates de l’intimidation subie quand on est enfant et ce que c’est (ou pas) d’être un homme…

Mais c’est aussi un documentaire sur l’effet des plateformes numériques sur l’être humain du XXIe siècle. 

Je suis assez vieux pour me souvenir qu’on parlait jadis du « virtuel » pour décrire ce qui se passait sur l’internet. C’est terminé : ce qui se passe désormais dans le numérique est tout à fait réel, même que c’est une immense partie du réel.

Dans Adonis, le réalisateur Jérémie Battaglia, lui-même en rémission d’une obsession malsaine pour sa musculature, part donc à la rencontre de jeunes hommes dont la vie tourne autour d’une obsession : être « gros », comme on le dit dans le milieu culturiste… 

Traduction : être un Everest de muscles, accéder au physique « parfait » selon les paramètres de ces accros de la musculation. Scène saisissante dans le docu : un jeune homme bien baraqué qui passe ses journées à lever de la fonte au gym, à peser sa bouffe et à regarder des vidéos d’influenceurs du muscle se regarde dans le miroir de sa salle de bains…

Et il se trouve « petit ».

Pas assez « gros », pas assez musclé.

Puis il lâche un commentaire qui parle en d’autres mots de son état de prisonnier : « C’est jamais assez. »

Bien sûr, l’obsession du corps chez les hommes n’est pas nouvelle. Le documentariste Battaglia interroge Harrison Pope, professeur de psychiatrie à Harvard sur l’évolution de cette obsession, « dramatiquement illustrée » par l’évolution de la figurine d’action G.I. Joe à travers les décennies, explique alors le vieux médecin…

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Le documentariste Jérémie Battaglia

En 1964, G.I. Joe est un type tout à fait banal. En 1975, on voit que G.I. Joe a passé un peu de temps au gym, « et dans les années 1990, il n’a pas seulement passé du temps au gym, il a fait quelques cycles de stéroïdes anabolisants ». 

Dans la couverture médiatique d’Adonis, le recours aux stéroïdes a beaucoup retenu l’attention. Mais ce qui m’a frappé dans le documentaire Adonis, c’est la nouvelle incarnation de ce vieux phénomène, celui du « voisin gonflable »…

Vous vous souvenez de cette expression vieillotte illustrant la course à la consommation par effet de comparaison ? Ton voisin achetait une piscine hors terre : l’été d’après, tu faisais installer une piscine creusée. Ta belle-sœur allait à Cuba en février : tu finissais par aller dans le Sud en février et en juillet. Le voisin achetait une BMW, tu magasinais des Mercedes. 

Et ainsi de suite. 

Mais désormais, nos voisins, nos collègues, nos amis, nos cousines sont tous là, dans nos vies numériques, défilant dans les « fils » de nos réseaux sociaux. On les voit au restaurant, en week-end à Tremblant, en vacances au Portugal, en bikini, au gym, au yoga, au Centre Bell…

Il y a quasiment une vie de cela, j’ai fait pour La Presse une série sur notre rapport à l’argent. Deux conseillers financiers m’avaient dit leur exaspération devant l’apparition d’un nouveau voisin gonflable, numérique celui-là : le fil Facebook, m’avaient-ils confié, pousse nombre de leurs clients à trop dépenser…

Jadis, le voisin gonflable nous poussait à consommer.

En visionnant Adonis, je me suis fait cette réflexion : l’importance grandissante des plateformes dans nos vies a créé un syndrome du voisin gonflable sur les stéroïdes. On ne compare plus simplement nos fantasmes de consommation, ce sont nos êtres et nos vies que l’on compare désormais à celle de nos semblables. 

Ces jeunes hommes dans le documentaire se filment, se photographient constamment. Ils idolâtrent d’autres montagnes de muscles qui se filment, qui se photographient constamment. Ils sont tous dans la comparaison, dans l’émulation. Dans le spectacle, aussi, dans la mise en scène. 

Le résultat est un cercle vicieux malsain : bien sûr que tu seras toujours trop « petit » si tu peux te comparer en temps réel, si tu peux te comparer à tout le monde, tout le temps. 

Ce ne sera jamais assez, en effet. 

Tu ne seras jamais assez. 

Je parle de musculation, ici, mais c’est un prétexte. Je ne parle pas que de musculation.

Je parle d’une sale époque où la comparaison nous rend malades, je parle de l’ère du voisin gonflable numérique qui joue dans notre tête 24/7, qui fucke notre rapport à soi et aux autres. Je parle d’une époque où le numérique est présent dans mille sphères de nos vies, à mesure que le numérique s’impose de plus en plus dans nos existences…

J’ai 52 ans. J’ai vécu ma fin d’adolescence et le début de ma vie adulte à l’aube des années 1990, donc à une époque où on ne se filmait pas, où on ne se photographiait pas tout le temps. Il fallait aller chez Direct Film pour faire « développer » nos photos qui étaient des monuments d’imperfection. 

Je ne dis pas que la comparaison avec autrui n’existait pas, elle existait, à sa façon. Mais il y avait moyen, jadis, d’échapper à sa propre image et à celle des autres – au diktat de la mise en scène perpétuelle de la perfection. 

J’écris ces mots en essayant de ne pas répondre à une question qui résonne en moi, en filigrane : à quel point serais-je abîmé par les voisins gonflables numériques, si j’avais 20 ans, aujourd’hui ? 

Écrivez-moi là-dessus, parlez-moi de vos voisins gonflables numériques, de l’effet que l’époque a sur vous, ou sur vos proches.

Je veux vous lire, je vais revenir à ce sujet qui donne le vertige.

1. Visionnez le documentaire Adonis sur la plateforme web de Télé-Québec

Appel à tous

Quel effet la comparaison avec les autres, particulièrement en ligne, a-t-elle sur vous ou sur vos proches ?

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