« Vous voulez savoir ce qui éloigne les ouvriers du travail ? Ce n’est pas l’ouvrage en lui-même, c’est la longueur du temps auquel ils sont condamnés à rester captifs chaque jour. »

La phrase vient d’un serrurier mécanicien français, Jean-Pierre Drevet, qui rêvait en 1850 d’une vie à un autre rythme.

Julia Posca la cite dans son nouvel essai Travailler moins ne suffit pas1. La sociologue y plaide pour un nouveau rapport au travail. Travailler moins, oui. Mais surtout, travailler mieux.

La question du « combien » ne peut pas être pensée indépendamment du « comment » ou du « pourquoi », avance-t-elle. Le travail doit avoir un sens à la fois pour celui qui l’accomplit et pour la société.

Une semaine de quatre jours, est-ce radical ? Pas du tout, expose l’ouvrage de façon concise et éloquente. « On l’oublie, mais ce n’est pas une idée neuve. On en parle depuis longtemps », rappelle-t-elle en interview.

En 1956, le vice-président américain Richard Nixon promettait que si les républicains étaient réélus, la semaine de quatre jours serait implantée pour permettre une vie familiale plus « satisfaisante ».

Ça ne s’est pas passé ainsi, on le sait. N’empêche que si on étudie la question sur le temps long, les avancées sont indéniables.

En 1830, dans les pays en cours d’industrialisation, la semaine de travail était deux fois plus longue qu’aujourd’hui.

Au Québec, il faut attendre 1894 pour qu’une première loi plafonne la durée du labeur, à 60 heures par semaine. Vers 1920, on passait à 48 heures. Dans les années 1970, on était rendu à 45 heures. Et depuis 2000, on est à 40 heures.

Au début du XXe siècle, avec la montée du capitalisme, le raisonnement des employeurs a changé. Les travailleurs devaient aussi devenir des consommateurs, assez fortunés pour acheter les biens qui servaient à combler des besoins essentiels, mais également à compenser pour le vide ou pour affirmer son statut social.

Julia Posca recense quelques occasions manquées pour poursuivre ce progrès.

En 2003, le Parti québécois voulait que les employeurs offrent la semaine de quatre jours aux parents d’un enfant de 12 ans ou moins. En 2022, Québec solidaire proposait que la semaine normale passe de 40 heures à 35 heures, avec un mois de congé payé. En Ontario, lors de la dernière campagne électorale, les libéraux et les néo-démocrates avaient promis d’étudier la mesure.

L’Espagne a aussi lancé un projet pilote cette année. « Il est encore trop tôt pour en tirer des conclusions. Mais à tout le moins, on voit que les mentalités changent lentement », précise la sociologue, qui œuvre à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS).

Posca cite notamment les cas d’une usine Toyota en Suède ou de Microsoft au Japon, où la réduction des heures au boulot s’est accompagnée de gains en productivité.

On peut parler d’autres avantages, comme de réduire les déplacements, la congestion et les émissions de gaz à effet de serre.

Julia Posca, sociologue

Et bien sûr, il y a la pénurie de main-d’œuvre. D’un côté, la semaine écourtée risque de l’aggraver. De l’autre, elle peut aider à recruter et à garder les employés. D’ailleurs, en 2021, le Conseil du patronat jugeait que la diminution des heures travaillées était « intéressante » pour attirer le « talent ».

« Mais le manque de main-d’œuvre n’est pas forcément un problème en soi, nuance Posca. Il est particulièrement aigu dans des secteurs comme la restauration, l’hébergement et le commerce au détail, qui sont mal payés. C’est à cela qu’il faut s’attaquer. Et si une multinationale comme Amazon ne réussit pas à pourvoir ses postes, ce n’est pas une mauvaise chose… »

Aujourd’hui, les Canadiens travaillent un tout petit peu moins que les Américains et que la moyenne de l’OCDE. Contrairement à un cliché, les Allemands travaillent moins que nous. Même chose pour les Français. Les Mexicains, moins riches, travaillent plus.

Le lien entre les heures travaillées et la richesse n’est pas si simple. Et de toute façon, insiste Posca, ce n’est pas une fin en soi. Le travail ne peut pas être analysé indépendamment de l’économie dans laquelle il s’inscrit.

« Par exemple, à quoi bon s’enrichir si c’est pour ensuite consommer davantage et dérégler encore plus les écosystèmes ? Et si on le fait en se rendant soi-même malade ? », demande-t-elle.

Selon l’INSPQ (Institut national de santé publique du Québec), la santé physique et mentale au travail dépend de plusieurs facteurs comme la reconnaissance, l’autonomie et le soutien des collègues. La charge de travail n’est qu’un des six principaux prédicteurs.

Par exemple, des employés se sentent aliénés par un boulot dont ils ne comprennent pas l’utilité. Et même des professions comme celle d’infirmière traversent une crise de sens. Elles perdent du temps à remplir des formulaires et on les force à faire des heures supplémentaires.

Mais si le travail d’infirmière était mieux organisé, pourrait-on se permettre de les voir passer seulement quatre jours au boulot ? N’aggraverait-on pas la pénurie de soins ?

La sociologue le concède, son essai n’offre pas un mode d’emploi prêt à être appliqué intégralement. Mais il a l’immense mérite de provoquer un recul sur le monde du travail pour poser les questions essentielles.

L’analyse doit dépasser la durée du travail. Et surtout, elle doit sortir de l’angle individuel, insiste-t-elle. Par exemple, des individus passionnés par leur métier sont heureux de s’y consacrer du matin au soir.

Au lieu de demander aux gens s’ils souhaitent personnellement travailler moins, il faudrait revoir collectivement la planification de l’économie. En accordant moins d’importance aux activités inutiles et nuisibles.

Elle voudrait que les entreprises sociales ou sans but lucratif prennent plus de place et orientent leurs activités en fonction d’objectifs qui vont au-delà de la simple quête du profit à court terme et qui sont décidés plus démocratiquement.

Car si les citoyens n’ont pas d’emprise sur leur travail, la dérive actuelle se poursuivra. Un bon exemple : les travailleurs qui doivent recourir aux banques alimentaires souffriront encore plus si on se borne à réduire leurs heures. Ce qu’il faut, c’est changer le système qui les précarise, soutient Posca.

À ceux qui paniquent en lisant cet énoncé, elle répond par une question. Est-ce normal que dans le marché actuel, prétendument équilibré, ceux qui produisent la nourriture peinent à payer leurs factures ? Que ceux qui jouent à la Bourse comme au casino, en spéculant sur des produits dérivés, fassent fortune ? Et que l’écart de patrimoine se creuse au profit d’ultra-riches dont le mode de vie accélère la sixième extinction de masse du vivant ?

Elle répond : « Ce n’est pas parce qu’on s’y est habitué que c’est normal… »

1. Julia Posca, 2023. Travailler moins ne suffit pas, Montréal, éd. Écosociété, coll. Polémos, 144 p.