À la manifestation / C’est vrai qu’on n’a rien changé / On a causé un bouchon d’circulation / Ça fait toujours bin ça d’gagné

La première journée sans Karl Tremblay a commencé par une manifestation qui n’a rien changé, comme dans la chanson. Un pont bloqué à l’heure de pointe, jeudi, pour exiger un cessez-le-feu à l’autre bout de la planète. En ligne, une flopée de commentaires hargneux. Bande de clowns ! Terroristes ! Qu’ils aillent bloquer des rues à Gaza !

J’ai eu envie de me recoucher sur-le-champ. Qu’on passe à une autre journée ou, mieux, à un autre mois. Dehors novembre ! Tu nous as déjà offert bien assez de haine, de sang et de fureur. Voilà que tu nous imposes une peine supplémentaire, la mort d’une icône québécoise ? C’en est trop. Passe ton chemin.

Et puis, la radio a passé Sur mon épaule. À 8 h pile, plusieurs stations concurrentes l’ont fait jouer simultanément, en hommage au doux géant des Cowboys Fringants.

Mets ta tête sur mon épaule
Pour que mon amour te frôle
Toi qui en as tant besoin

C’était à la fois triste et beau. Le début d’une immense vague d’amour pour Karl Tremblay, pour les Cowboys, pour tout ce qu’ils ont représenté dans nos vies. Nos joies et nos peines. Nos aspirations et nos désenchantements. Toutes ces années avec leurs chansons en trame sonore.

En fin de compte, il fallait la vivre, cette première journée sans Karl Tremblay. Même si nos cœurs tenaient avec de la broche. Il fallait amorcer ce deuil collectif ensemble, un mouchoir de larmes dans la poche.

La vague a déferlé toute la journée, de l’hôtel de ville de Montréal jusqu’à celui de Québec, où les drapeaux ont été mis en berne. Elle est allée s’échouer en Europe, qui a pleuré, comme l’Amérique.

J’ai entendu un ministre chanter a cappella, vu la photo d’un homme d’affaires qui avait enfilé le t-shirt Break syndical du groupe par-dessus sa chemise, écouté un premier ministre annoncer des funérailles nationales mais sans pression, seulement si la famille endeuillée le veut bien…

Il y a eu quelques malaises, rapport aux chansons pas toujours tendres des Cowboys envers nos élites. Mais l’émotion était sincère. L’intention était bonne : saluer un chanteur dont la voix a touché des Québécois de tous les horizons.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Fleurs et bougies déposées au Vieux Palais de L’Assomption en hommage au chanteur des Cowboys Fringants, Karl Tremblay, jeudi

Le chef péquiste Paul St-Pierre Plamondon l’a bien résumé, en mai, lors de la remise de la médaille de l’Assemblée nationale aux Cowboys : « Il y a des gens dans des milieux que vous ne soupçonnez pas, a-t-il dit aux membres du groupe, des gens qui ont un profil très corporatif, qui auraient pu porter le titre de “pleins d’marde en tuxedo”, mais qui, en fait, vous écoutent en boucle, parce que ça vient rejoindre leur âme… »

C’est exactement ça. En chantant l’intime, Karl Tremblay a touché l’universel.

Pendant un quart de siècle, avec ses compagnons Marie-Annick Lépine, Jérôme Dupras et Jean-François Pauzé (qui a écrit la plupart des chansons), il a raconté l’amour, la mort et le temps qui nous file entre les doigts.

Mais au bout du ch’min, dis-moi c’qui va rester
De notre p’tit passage dans ce monde effréné
Après avoir existé pour gagner du temps
On s’dira que l’on n’était finalement
Que des étoiles filantes

Karl Tremblay n’a pas seulement raconté la vie qui va trop vite. Il a aussi été « la voix d’une génération, d’un moment désenchanté de ce Québec post-référendaire, déprimé, rabougri, tourné vers le Partenariat-Public-Privé », a très justement souligné l’historien Éric Bédard sur Facebook.

Les rêves des ti-culs
S’évanouissent ou se refoulent
Dans cette réalité crue
Qui nous embarque dans le moule

Cette génération, c’est la mienne. Ce désenchantement, je l’ai trop bien ressenti. Il y a près de 20 ans, j’ai écrit un reportage intitulé « Le Parti québécois à l’heure des Cowboys Fringants », dans lequel j’explorais le malaise indépendantiste des jeunes, 10 ans après la défaite référendaire, à travers une chanson du groupe, Lettre à Lévesque.

Si on r’garde ça, René
Les enjeux ont bien changé
Et les jeunes se conscientisent
Faudrait écouter ce qu’ils disent

Je suis allée relire le reportage, dans les archives de La Presse. Il a été publié le 6 février 2005. À la page suivante, ma collègue Agnès Gruda rapportait que des familles de colons israéliens avaient accepté de quitter la bande de Gaza. « Ensuite, on se retirera de la Cisjordanie », prédisait un analyste israélien avec confiance. Pour la première fois depuis des années, on pouvait enfin espérer un déblocage majeur au Proche-Orient…

La déprime de novembre m’a repognée d’un coup.

À la fin de cette journée extraordinaire, pourtant, des Québécois ordinaires se sont réunis avec leurs instruments de musique à Montréal, à Québec et ailleurs, pour « honorer la mémoire d’un poète moderne, d’un conteur de nos vies ». Et pour célébrer, tout simplement, le bonheur d’être ensemble. Alors, j’ai repris espoir.

Tant qu’on aura de l’amour…

Depuis qu’on a lâché prise
On voit de la couleur dans les zones grises
Il y a du bon dans la froidure de novembre