On dit ça comme ça, « le peuple ». Ça veut tout dire et ça ne veut rien dire. Celui qui l’invoque a sa propre idée du peuple, une idée qui l’arrange.

Le politicien imagine le peuple prêt à voter pour lui. L’intellectuel croit que le peuple partage ses idées. Et le complotiste confond la foule et le peuple.

Le peuple sort dans les rues, des fois, très rarement. Cette Saint-Jean de 1990, quand Meech a coulé, peut-être ? Me semble y avoir aperçu le peuple…

On a senti le peuple quand le Rocket est mort. Puis le Démon blond.

En fait, je pense qu’on sent le peuple plus qu’on ne le voit.

Le peuple existe pourtant, iceberg invisible dans la nuit. On ne le voit certainement pas aux élections, pas vraiment dans les shows, rarement dans la rue. Pas sorteux, le peuple.

Mais depuis mercredi, le peuple, on le sent et on le voit.

Depuis la mort de Karl Tremblay, chanteur des Cowboys Fringants, le peuple est là, bien visible. Depuis mercredi, le peuple raconte les Cowboys et surtout se raconte à travers eux…

Des flashs, des souvenirs, des tranches de vie à l’infini : la rencontre d’une blonde dans un show des Cowboys, la naissance d’un enfant à qui on a chanté des tounes des Cowboys pour l’endormir et qui, devenu grand, les chante lui-même en show avec ses parents. Un déménagement, une mort, un bal de finissants, une première brosse, une séparation…

Pour des millions de personnes, la voix de Karl Tremblay fait jaillir des millions de souvenirs.

Mercredi, j’étais en ondes quand on a appris la mort de Karl Tremblay. En studio, je suis connecté sur l’extérieur par l’internet et le téléphone, bien sûr. Mais je le suis également par la messagerie du studio, dans laquelle je peux lire les réactions à chaud des auditeurs…

Et je n’avais jamais rien vécu de tel.

Les messages entraient à la pelletée, ils défilaient trop vite pour que je puisse les lire un à un. Des flashs, des souvenirs, des hommages. Des gens qui confiaient pleurer, seuls, à la maison, dans l’auto, en encaissant le choc de cette nouvelle tant redoutée. J’ai encore le frisson au souvenir de tous ces gens, émus et reconnaissants.

Autant de monde pour qui cette voix qui s’éteint, celle de Karl Tremblay, évoquait les liens que l’on tisse entre nous. C’est ce qui était frappant, dans le tsunami de messages, au-delà de son nombre : chacun évoquait des souvenirs en famille, entre amis, en camping, à la maison, au chalet, en voyage – souvenirs rythmés par la musique des Cowboys.

Des « de souche », des néo-Québécois, des jeunes, des vieux, des pas si vieux, d’anciens jeunes pour qui la voix de Karl Tremblay a été – est encore – quelque chose comme la trame sonore de leur vie, depuis toujours…

Anecdote personnelle : je ne peux pas entendre L’Amérique pleure sans penser aux premières heures de la pandémie. C’est ce que j’écoutais très fort dans mon char, dans les rues désertes, en ce printemps 2020.

Je parlais des liens que l’on tisse entre nous…

Et c’est ça, la culture, non ?

Ce n’est pas l’« industrie » de la musique, celle du cinéma, de la télévision, ce n’est pas le Salon du livre : la culture, ce sont ces liens que l’on tisse entre nous, en filigrane de la vie qui passe. Sans ces liens, à quoi bon la musique, le cinéma, la télé, le roman, la peinture…

Ces Cowboys, profondément et indécrottablement québécois, ont tissé un lien indestructible entre eux et les Québécois. Chaque tranche de vie racontée depuis mercredi soir est un monument à la force de ce lien.

Mais les Cowboys, son leader en tête, ont surtout réussi l’exploit beaucoup plus difficile de tisser des millions de liens entre les Québécois eux-mêmes, par des dizaines de chansons qui disaient le grand et le petit, le collectif et l’individuel, la joie et la résignation…

À travers des milliers de shows, gros et petits, sur les Plaines, au Centre Bell et dans des arénas de village.

Il y a des clubs-nations, comme le Canadien de Montréal et le FC Barcelone. Il y a des bands-nations, aussi. Le Canada anglais a eu ses Tragically Hip. Le Québec a ses Cowboys.

Et dans les deux cas, à quelques années d’écart, leurs leaders ont été fauchés trop jeunes par le cancer.

Même émoi, dans les deux peuples.

Le peuple n’est pas sorteux, disais-je, mais depuis mercredi il est là, les yeux rougis, kleenex à la main.

J’ai écrit la phrase précédente au moment où j’apprenais (frisson, encore) que Karl Tremblay aura droit à des funérailles nationales, si sa famille y consent.

J’ai lu de Karl Tremblay que, mort trop jeune, il entre dans la légende, porté par la musique de sa famille musicale…

Et c’est vrai.

On dit ça comme ça, « entrer dans la légende »…

Mais je pense que c’est encore plus fort d’avoir réussi l’exploit d’être imbriqué dans la vie, dans l’imaginaire et dans l’ici-bas de son peuple.