Celle-là, elle fait vraiment mal. La mort de Karl Tremblay, le chanteur des Cowboys Fringants, à 47 ans, au creux du mois de novembre, quand il fait nuit si tôt, et que le monde nous décourage. Je papotais avec l’amoureux en faisant le souper quand la nouvelle est tombée comme une tonne de brique. Mon esprit refusait d’y croire, j’ai craqué en lisant à haute voix le beau texte de mon collègue Alexandre Vigneault à mon chum.

J’ai pleuré toute la soirée en écoutant les hommages et rebelote le matin en lisant les journaux, pendant que tous les postes de radio faisaient jouer Sur mon épaule ou Les étoiles filantes. Surprise par mon émotion. Je n’étais pas une fan de la première heure des Cowboys Fringants, loin de là. Mon groupe québécois, c’était Les Colocs. On aurait dit qu’à leurs débuts, les Cowboys s’adressaient davantage à la génération qui me suivait, et de toute façon, j’étais un peu allergique aux chansons engagées, je ne jurais que par Jean Leloup pour la musique d’ici. En berne était une pièce qui me tapait sur les nerfs, mais ces temps-ci, à voir le gaspillage de fonds publics, on a envie de la crier par les fenêtres : « Si c’est ça l’Québec moderne, ben moi j’mets mon drapeau en berne et j’emmerde tous les bouffons qui nous gouvernent… »

On ne pouvait pas passer à côté du phénomène, unique dans l’histoire de la musique québécoise. Je crois que si j’ai intégré quelques chansons des Cowboys dans mon répertoire, c’est à cause des employés de mon épicerie de quartier, des fanatiques du groupe qui faisaient tourner leurs albums en boucle. J’aimais beaucoup Mon chum Rémi, typique de la mélancolie des Cowboys Fringants qui ont su pendant 25 ans mettre en mots et en musique autant notre mal-être que notre côté festif, ainsi qu’un peu de notre conscience et de notre identité.

Mais il n’est jamais trop tard pour succomber à ce qui est bon. Beaucoup de gens ont attrapé Les Cowboys Fringants sur le tard avec L’Amérique pleure, une chanson parfaite, celle qui a fait le pont entre les âges, car elle vise en plein cœur dès la première écoute, comme Quand les hommes vivront d’amour ou Voir un ami pleurer. J’ai dû l’écouter 100 fois, toujours la larme à l’œil, mais la première fois, elle m’a cassée en deux, comme l’annonce de la mort de Karl Tremblay. Comment ça qu’une toune des CF venait me chercher à ce point-là ? Une chanson ouvrière, où l’on voit l’effondrement de l’Amérique par les yeux d’un camionneur… Un chef-d’œuvre, voilà pourquoi, qui est venu confirmer la pérennité et la pertinence de ce groupe d’une rare solidité.

C’est que nous sentons au plus profond de nous-mêmes que dans ce Québec dont Karl Tremblay a chanté le désenchantement, « tout tient avec de la broche », et que nous n’avons que les uns les autres pour tenir là-dedans. Ce qui a été magnifiquement démontré lors du récent Festival d’été de Québec, qui a marqué pour toujours les mémoires, même des absents qui ont vu ces images d’une immense foule solidaire du chanteur et du groupe sur les plaines d’Abraham. « Ensemble on n’a peur de RIEN », avait-il crié, à bout de forces, et personne n’a pu rester de marbre devant la beauté du moment, et la vulnérabilité de ce grand gaillard.

Depuis cet évènement incomparable, je pense que toute la province a compris la magie des Cowboys Fringants et s’est inquiétée pour la santé de Karl. Nous avons collectivement espéré qu’il s’en sortirait. La nouvelle de son décès a causé un choc aussi grand que la mort de Dédé Fortin ou de Serge Bouchard, à qui je ne peux m’empêcher de penser quand j’entends L’Amérique pleure. Karl était si jeune, et tellement du côté de la vie, que sa disparition nous brise. Il y aura un avant et un après, on dirait qu’on vient de perdre le beat.

Au-delà de la musique, Les Cowboys Fringants étaient littéralement en communion avec le public, sans jamais avoir la grosse tête, en demeurant discrets, mais disponibles pour leurs fans. À La Presse, nous avons reçu un flot de témoignages tous plus bouleversants les uns que les autres. Derrière la pluie d’hommages des personnalités publiques, il y en a des milliers de gens ordinaires, que Les Cowboys Fringants ont toujours célébrés dans leurs chansons. Ces héros du quotidien qui tiennent bon malgré les épreuves, entre autres en écoutant leurs albums comme un baume sur leurs blessures.

L’amour et la voix de Karl Tremblay resteront à jamais quelque part au fond de nos cœurs. Et c’est un peu de cet amour que nous retournons à ses proches, en particulier sa conjointe Marie-Annick Lépine et leurs deux filles, ainsi que Jean-François Pauzé et Jérôme Dupras. Que leur deuil immense puisse s’appuyer sur ce chagrin commun, le Québec en entier offre son épaule. Mais bon Dieu que « l’hiver va être tough c’t’année ».