Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

Dans 10 ans, dans 15 ans, dans 20 ans, où vont s’informer les Québécois ?

Où vont-ils vivre, consommer, diffuser la culture québécoise ?

Et qu’adviendra-t-il de la Culture québécoise, avec un grand C ?

Ce sont de lourdes et graves questions qui se posent ces temps-ci, dans la foulée de la saignée imposée au secteur de l’information et à celui du divertissement de TVA (547 postes abolis).

Une saignée qui suivait celle subie aux Coops de l’information (125 départs), qui suivait celle de Metro Média (70 mises à pied)… qui suivait celle pratiquée à TVA et Québecor en début d’année (240 postes supprimés).

Ce n’est plus une crise qui sévit dans les médias, c’est un effondrement. Et celui-ci risque d’emporter avec lui bien plus que des salles de nouvelles.

Voilà ce qui apparaît de plus en plus clair depuis quelques semaines : derrière la vague qui submerge les médias d’ici, on voit poindre un raz de marée qui risque d’engloutir l’un après l’autre les piliers sur lesquels s’appuie la culture québécoise.

Ceux qui restent de glace en apprenant le licenciement des « chiens de garde de la démocratie » doivent comprendre que les journalistes sont le canari dans la mine : ce qui est à risque, ce n’est pas que l’industrie de l’information, c’est aussi notre culture.

De grandes portions des médias sont en train d’y passer, on le voit bien.

Avec elles disparaîtra tranquillement l’info régionale, si rien n’est fait, avec tout ce que ça implique pour les communautés hors des grandes villes.

Et tranquillement s’ajoutent la télé généraliste, la radio musicale et, un à un, d’autres pans de l’édifice culturel québécois.

À une autre époque, la menace à la culture canadienne-française était plus claire : c’était le rouleau compresseur américain.

On a alors décidé d’ériger des « murs » autour du Canada, du Québec. On a créé des institutions, voté des lois, fixé des règles et des quotas pour s’assurer que le contenu d’ici prédomine sur le câble et les ondes hertziennes.

On avait en quelque sorte le contrôle des « tuyaux » : on avait la mainmise sur ce qui se rendait dans les chaumières, par l’intermédiaire des téléviseurs, des radios.

Mais aujourd’hui, la menace est à la fois bien plus grande, et bien plus insidieuse, comme l’écrit l’essayiste et collaborateur de La Presse Mathieu Bélisle dans L’empire invisible.

« Peu de personnes prennent encore la mesure de la révolution qui s’accomplit dans nos sociétés, d’une vitesse et d’une ampleur inouïes, parce qu’elle se produit aussi discrètement que possible, que les victimes qu’elle fait sont silencieuses, qu’elle procède par attrition, qu’elle épuise et fait tomber des artistes, des journalistes, des publicitaires, des commerçants et des entrepreneurs, que souvent les victimes peinent à reconnaître ce qui les opprime, ignorent par la main de qui elles tombent, n’ont pas même conscience de la lutte à mener, pour la bonne raison que l’ennemi est désormais sans visage. »

Or c’est justement parce qu’on savait qu’on avait une lutte à mener, à une autre époque, qu’on a su collectivement bâtir un star-système québécois, une industrie du showbiz, une grappe de production florissante, un écosystème médiatique riche et diversifié pour une petite population comme la nôtre.

C’est tout ça que menacent aujourd’hui les géants du web, pas juste les journaux et les téléjournaux. C’est Julie Snyder et Martin Matte qui risquent d’y passer, pas juste Sophie Thibault et Mario Dumont, autrement dit.

Et ce, parce que nous avons accepté, tous et toutes, de donner aux géants du web le contrôle de ce qui nous est aujourd’hui suggéré, poussé, livré sur nos cellulaires, tablettes et ordinateurs. Une chose toute naturelle pour les jeunes, d’ailleurs, qui n’ont rien connu d’autre.

Nous avons décidé de nous coller sur les géants du web, de publier nos contenus sur leurs plateformes, de réagir à leurs changements constants d’algorithmes. Et nous avons accepté quelques chèques et vagues promesses de diffusion de contenu d’ici, de multiplication de productions locales et d’une plus grande « découvrabilité » de la culture québécoise.

Autant d’engagements qui tiennent… tant que le souhaitent les géants du web. Nous sommes ainsi devenus dépendants des décisions qu’ils prennent à des milliers de kilomètres d’ici, sans l’ombre d’une pensée pour la survie de la culture d’ici.

Voilà pourquoi la disparition des nouvelles sur Facebook devrait nous alerter, une décision qui se tramait déjà chez Meta avant l’adoption de C-18 : on y voit le pouvoir infini de ces oligopoles capables de se retirer de quoi que ce soit, du jour au lendemain, sans égard aux dommages et conséquences provoqués.

La solution, ou plutôt les solutions, ne passera donc pas par des plateformes créées ailleurs sans véritable ancrage local. Il faudra qu’on s’y mette collectivement pour accoucher de projets, d’actions, de lois, d’aides publiques à la hauteur de l’enjeu. Il faudra des remises en question, des transformations et de nouveaux modèles d’affaires ancrés dans ce que nous sommes dans le but de continuer à l’être.

Bref, il faudra une révolution qui vient d’ici, pour répondre aux besoins des lecteurs, des auditeurs, des téléspectateurs d’ici. Il va falloir qu’on « soit audacieux », comme l’a affirmé avec verve l’expert de la production télé Denis Dubois dans nos pages mercredi*.

C’est ce que confirment d’ailleurs les compressions à TVA, et celles à venir à Radio-Canada : les journalistes ne sont plus les seuls à faire les frais d’une concurrence venue d’ailleurs à laquelle on a imposé jusqu’ici bien peu de contraintes, de règles et de taxes. Une concurrence qui gruge les revenus publicitaires, les parts de marché, les modèles d’affaires sur lesquels s’est bâti le milieu culturel québécois au cours des décennies.

Ce n’est plus qu’une crise des médias qui frappe, c’est une crise culturelle.

* Lisez la lettre ouverte de Denis Dubois