(Québec) Un coup dans le foie, un coup au menton : Bruno Marchand est encore debout, mais le maire de Québec s’assoit devant moi comme un boxeur un peu sonné.

Je l’attrape à l’hôtel de ville entre deux réunions. Ceux qui le connaissent disent qu’ils ne l’ont jamais vu comme ça. C’est sans doute la pire semaine de sa courte carrière politique.

Premier coup : le retrait du consortium choisi pour construire le tramway de Québec. Un retrait qui ressemble à une séparation à l’amiable. Projet budgété initialement à 3,3 milliards, le système était évalué à 4 milliards en 2021 quand le maire-athlète a été élu. Deux ans plus tard, le consortium prévoit maintenant un coût de 10 milliards, peut-être 11, voire 12.

Lundi, le maire de la capitale a annoncé son intention de devenir maître d’œuvre. Il concède qu’à 12 milliards, le projet serait trop dispendieux. Mais à 8,4, c’est jouable. La Ville de Québec a-t-elle l’expertise pour gérer un projet de dimension olympique ? Ce serait le plus important projet d’infrastructure publique au Québec.

Bruno Marchand en est absolument convaincu. Montréal n’est-il pas maître d’œuvre des constructions de métro ?

Au bureau du premier ministre, on ne semble pas en être aussi certain.

Mercredi, donc, deuxième coup : après un tête-à-tête avec le maire, François Legault annonce qu’il sort la Ville de l’équation. Il charge la Caisse de dépôt d’évaluer la meilleure option possible d’ici six mois.

Quel est le but de la manœuvre ? Bruno Marchand refuse de s’avancer. Ce n’est plus son truc.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le maire Marchand a tenu une conférence de presse au début du mois pour faire le point sur le budget du projet de tramway.

Les évaluations ont été faites, les options discutées et rediscutées maintes fois avant que le projet de tramway soit décidé sous Régis Labeaume. Québec veut-il enterrer le projet, comme le prétend le député fédéral Jean-Yves Duclos ? Revenir avec une version un peu triste ? Veut-on le faire accepter (les sondages montrent un appui de seulement 36 % à Québec) ? Refiler la facture à CDPQ Infra, pour dégager des marges de manœuvre budgétaires ?

« Pensez-vous qu’il n’y aura pas de version du tramway tant qu’il n’y aura pas de troisième lien ? »

Le maire est prudent : « Le gouvernement pourrait attendre l’un pour faire l’autre, mais je ne crois pas qu’ils sont intrinsèquement liés.

— Vous devez être frustré par la tournure des évènements ?

— Le gouvernement a pris une décision. J’ai le choix de bouder. Je ne ferai pas ça. Je vais collaborer. Il faut mettre les ego de côté et faire avancer le projet. Mais le bon projet. J’ose espérer que ce sera un travail de collaboration. »

Il a beau dire que la région de Québec ne se résume pas à ses projets de transport, n’empêche : vu leur ampleur, ils sont des enjeux nationaux.

C’est comme si, avec le « troisième lien » et le tramway de Québec, des visions fondamentalement opposées de l’urbanisme et du développement s’affrontaient.

« L’enjeu du transport collectif est partout au Québec, dit Marchand. Gatineau parle d’un tramway. Laval, Sherbrooke cherchent des solutions. Comme toutes les villes. »

Quand je dis qu’il faut 100 milliards d’ici 2040 en transport en commun, certains me demandent si on en a les moyens. Moi, je dis : c’est quoi, l’autre option ? Est-ce qu’on a les moyens de ne pas les faire ?

Bruno Marchand, maire de Québec

Derrière les débats techniques se profile beaucoup plus, et c’est pourquoi le tramway est devenu un symbole politique national.

« C’est identitaire, dit carrément le maire. Le monde s’en va vers où ? On est tous apeurés par la direction dans laquelle le monde s’en va. Des projets comme ça nous permettent de nous mettre en mouvement, de donner du sens, de sortir de l’inertie. C’est aussi ça l’enjeu. Face aux changements climatiques, on se demande souvent : qu’est-ce que je peux faire ? Il y a un sentiment d’impuissance qui nourrit l’anxiété. Ces projets-là sont aussi des catalyseurs d’espoir. Il faut montrer que ça marche, qu’on peut y arriver. »

Pour lui dont la devise est « préférer l’imperfection au néant », ces mois de réanalyse seront un pénible test de patience. Quand je lui demande ce qu’il aimerait accomplir, il me parle d’une « ville qui accepte de se tromper ». Je sens que cette idée pourrait s’appliquer à tous les gouvernements.

« La politique fait en sorte que sans le vouloir, ou en le voulant, tu dis à tes équipes : faites pas d’erreurs ! Ça tue l’innovation. Parce qu’avant de faire quoi que ce soit, il va falloir que ce soit parfait. Donc tout prend un temps fou. Mais on n’a plus le luxe du temps. C’est pour ça que je propose de diviser le projet en trois phases. Pour avancer, et pour apprendre. 

« On dirait qu’on a perdu foi dans notre capacité de bâtisseurs. La confiance dans les institutions qui s’effrite, elle est nuisible à tous égards. Le jour où on ne croit plus que les institutions publiques sont capables de gérer le bien commun et de gérer des grands projets porteurs d’espoir, on est mal pris ! »

Il y a un appel à travers ce genre de projet, mais d’autres aussi, d’une nation qui dit : il faut se refaire confiance. On est un peuple qui en bâtit, des choses. On peut se tromper, mais on aura le courage d’apprendre.

Bruno Marchand, maire de Québec

« Le modèle de transport qu’on choisira, j’espère que ce sera le tramway, mais je pense qu’on n’arrêtera plus d’en construire. Il faut avoir une vision globale. »

Pour lui, le REM montréalais est « un projet de transport », tandis que le tramway est « un projet d’aménagement urbain avec du transport ». C’est le visage même des quartiers qui s’en trouvera changé, par l’aménagement de parcs, par les espaces publics retrouvés, par le redéveloppement.

Si le projet est abandonné (ce qu’il refuse de croire), est-ce que ce sera un échec personnel ?

« Non. Je ne m’en laverai pas les mains, je suis un acteur, un leader. Mais j’ai 9 % du budget. Les pistes cyclables, oui, je suis en contrôle et en pouvoir de le faire. Pas besoin de quémander, pas besoin de décret. Pas le tramway. »

Déjà, 527 millions ont été dépensés ou engagés pour préparer la construction (en déplaçant les infrastructures souterraines, notamment, pour pouvoir les réparer sans interrompre les trams).

Mais la vie municipale continue.

« Tout ramène au tramway. On sort pour parler de développement économique : on va avoir des articles sur le tramway. On parle d’environnement : on va avoir des articles sur le tramway. C’est lié, bien sûr, mais ça donne l’impression au citoyen que je parle juste du tramway. »

En ce moment, il espère l’adoption du projet de loi 22, décrié dans certains milieux économiques, parce qu’il donnera de nouveaux pouvoirs aux villes en matière d’expropriation.

« Les gens veulent vendre leur terrain à la ville à la valeur spéculative. C’est prohibitif pour les municipalités, qui tentent de créer du bien commun, de protéger des milieux verts sans dépenser des sommes folles. »

Québec est d’ailleurs en train d’augmenter sa réserve foncière, pour pouvoir mieux contrôler et stimuler le développement immobilier, qui stagne comme partout.

On a changé notre posture : on ne peut plus se permettre d’attendre que les promoteurs viennent nous voir. Il faut discuter avec eux, générer des projets. C’est pour ça qu’il faut redonner aux municipalités le pouvoir d’influencer le marché.

Bruno Marchand, maire de Québec

Taxer les locaux vacants, oui, mais encore mieux : subventionner la conversion des bâtiments. La Ville de Québec calcule que sur 10 ans, un logement qui est consacré au Airbnb prend 100 000 $ de plus-value par rapport à un logement locatif ordinaire dans le Vieux-Québec. La Ville envisage de verser la différence aux propriétaires pour ramener ces logements dans le marché régulier, et augmenter la population du Vieux de 500 personnes, pour éviter que le quartier devienne « un Disneyland en carton ». Déjà, il y est « plus facile de trouver un vêtement avec un orignal marqué Canada qu’une pomme ».

« On a longtemps pensé que c’était la vieille pierre qui attirait, mais on a oublié le ciment : le liant, c’est les gens. »

On l’a accusé de faire une « guerre à l’auto » en installant deux petits kilomètres d’une piste prévue pour huit sur le chemin Sainte-Foy, dans une ville très autoroutière. « On m’a dit : on va être prêt en 2025, il y a des enjeux. J’ai dit : oubliez ça, il faut se mettre en mouvement, même si c’est incomplet. La Ville, si elle ne bouge pas, elle n’aide pas les citoyens. »

Se mettre en mouvement : c’est l’autre devise de ce cycliste émérite. Le voici donc dans la plus inconfortable des postures : le surplace.