Un jour de février en 1965, Pierre Elliott Trudeau est au volant d’une Chevrolet qui roule à tombeau ouvert pour suivre une auto-patrouille de la Sûreté du Québec sur l’autoroute 20.

La « police provinciale » est venue arrêter son ami Jacques Hébert à Montréal, pour l’emmener au palais de justice de Québec, où il est accusé d’outrage au tribunal. Hébert a décidé qu’il ne répondrait pas à la convocation de la justice ; c’est donc manu militari que l’auteur et éditeur sera emmené pour répondre de son outrage.

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Jacques Hébert et Pierre Elliott Trudeau, en 1968

Trudeau ne sera élu député que neuf mois plus tard, avant de devenir premier ministre en 1968. À l’époque, il est prof de droit et membre pas très actif du barreau. C’est à ce titre qu’il vole au secours de son ami Hébert – les journaux de l’époque retiennent surtout le nom de son « vrai » avocat, Maurice Marquis.

Le crime de Jacques Hébert ? Un pamphlet vitriolique contre la justice québécoise, qui emprunte son titre à Zola : J’accuse les assassins de Coffin.

Ce livre a eu un tel retentissement qu’en plus du procès de son auteur, il a forcé la tenue d’une commission d’enquête. Il a surtout installé profondément dans l’opinion publique la conviction que Wilbert Coffin, pendu en 1956 pour le meurtre de trois chasseurs américains, avait été victime d’une terrible erreur judiciaire.

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L’auteur Daniel Proulx

Cinquante-huit ans plus tard, l’auteur et scénariste Daniel Proulx réplique à ce livre qui a fait époque1. Pour lui, le scandale n’était pas dans le procès de Coffin, mais dans la fabrication médiatique de cette « injustice » qui n’en était pas une.

En 2007, Clément Fortin, après avoir épluché toutes les archives, en était arrivé à cette conclusion dans un livre dont le titre aurait pu se passer de point d’interrogation : L’affaire Coffin : une supercherie ?

Proulx, qui a longtemps écrit sur les causes célèbres dans La Presse, a décliné sur papier sa récente balado diffusée par OHdio, mais avec un ton plus caustique. L’accusé principal s’appelle maintenant Jacques Hébert…

En juin 1953, les familles de trois chasseurs américains s’inquiètent. Les trois hommes, Eugene Lindsay, 47 ans, son fils Richard, 17 ans, et Frederick Claar, 20 ans, un ami de la famille, sont partis de Pennsylvanie pour chasser l’ours en Gaspésie. Ils devaient y rester une semaine, mais après trois semaines, on est toujours sans nouvelles d’eux. Leurs restes, dévorés par les animaux, sont retrouvés en forêt au début de juillet.

La « dernière personne à les avoir vus vivants » est Wilbert Coffin, 39 ans, un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale qui vit de petits boulots et rêve de faire un coup d’argent en achetant des claims et en faisant de la prospection minière. Aux policiers, il dit avoir aidé le fils Lindsay à réparer sa Jeep en lui achetant une pompe à essence, l’avoir reconduit au camp de chasse, où il a mangé avec le trio. Il dit avoir obtenu 40 $ pour son travail.

Les trois Américains n’ont jamais été revus vivants. Mais Coffin, le lendemain de sa visite dans un garage avec le jeune Lindsay, est parti en cavale avec une voiture empruntée vers Montréal. Tout le long de son trajet, il a bu et distribué des pourboires énormes en dollars américains, lui qui était généralement sans le sou. Rendu chez sa blonde montréalaise, il a montré plusieurs objets volés aux Américains.

L’homme est vite désigné comme suspect.

Au terme d’un procès tenu à Percé en 1954, Coffin est déclaré coupable et condamné à la pendaison. Tous ses appels échoueront. Il sera un des derniers pendus au Québec, à la prison de Bordeaux – la dernière exécution au Canada a eu lieu en 1962.

Pendant le procès, certains journalistes remettent en question la qualité de la preuve. L’un d’eux publie un livre très critique sur le procès. Et c’est de ces textes et comptes rendus que Jacques Hébert s’inspire pour écrire d’abord Coffin était innocent, puis son fameux J’accuse.

Pour Hébert, les « assassins » de Coffin, c’est essentiellement le régime de Maurice Duplessis. Sa thèse, résumée grossièrement (mais pas tant), était que le gouvernement de l’époque avait besoin d’un coupable pour montrer aux Américains que ce crime ne resterait pas impuni. Il est vrai que la justice a dépêché à Percé ses avocats les plus illustres. Vrai aussi que les avocats de Coffin, deux jeunes recrues de Québec, ne faisaient pas le poids.

La bataille contre la peine de mort, qui ne sera officiellement abolie au Canada qu’en 1976, est aussi en toile de fond du combat de Jacques Hébert.

Mais si le procès a été très loin de la perfection, rien ne permet vraiment d’affirmer qu’il y a eu erreur judiciaire, encore moins machination pour faire condamner un innocent commode.

La preuve contre Coffin (l’occasion unique, l’argent et les objets volés) était sérieuse. Son avocat ne l’a pas fait témoigner, et les tenants de la thèse de l’erreur judiciaire accusent le juriste d’avoir causé sa perte. Ils oublient souvent de mentionner que ce même avocat est allé lui-même chercher une carabine qu’on croit être celle des crimes dans un camp (il a avoué avoir pris « un colis »). Un adjoint de l’avocat a prétendu l’avoir jetée dans le fleuve depuis le pont de Québec, avant de se dédire. Elle n’a jamais été retrouvée.

Le livre de Hébert a fait un tel scandale qu’une commission d’enquête a été tenue, présidée par le juge Roger Brossard, dans laquelle tous les jurés sont venus témoigner. Tout a été repassé en détail. Hébert a passé un mauvais quart d’heure et dû admettre qu’il n’avait pas assisté au procès ni lu les notes sténographiques, en plus de publier plusieurs erreurs. Conclusion : la culpabilité de Coffin n’était pas remise en question, quoi qu’on pense du procès, et bien sûr de la peine de mort.

Certains de ceux qui avaient pris sa défense, comme Claude Ryan dans Le Devoir, ont changé leur carabine d’épaule et ont descendu Hébert en flammes comme un journaliste sans rigueur.

Hébert a donc été accusé d’outrage au tribunal (par le procureur général Claude Wagner, père du juge en chef actuel de la Cour suprême). Puis condamné à 6000 $ d’amende par le tribunal, malgré les efforts de Trudeau, qui a invoqué rien de moins que la Déclaration universelle des droits de l’homme (il sera le père de la Charte canadienne 18 ans plus tard). La Cour d’appel a ensuite acquitté Hébert, concluant que ses excès de langage étaient tels que le public devinait l’exagération et pouvait faire la part des choses.

Depuis ce « triomphe » en appel, rapidement, tout s’est passé comme si la fausse vérité de ce livre bourré d’erreurs et d’extrapolations s’était imposée. Le film qui en a été tiré 20 ans plus tard reprenait la même thèse : Coffin avait peut-être volé, mais pas tué.

L’affaire Coffin, finalement, est moins judiciaire que médiatique. Comment une « vérité » s’incruste-t-elle dans l’opinion, puis dans la mémoire collective, au mépris des faits ?

Proulx se garde bien de conclure avec une absolue certitude à la culpabilité de Coffin : on voit surgir encore périodiquement de nouvelles thèses sur le « véritable » assassin.

Mais les défenseurs de Coffin sont à peu près tous coupables de la même infraction : rares sont ceux qui ont lu le procès au complet. Surtout, aucun n’a pris connaissance du rapport de la commission Brossard, maintenant largement oubliée…

1. J’accuse les défenseurs de Coffin, Art Global.