Deux mois plus tard, le gouvernement Trudeau n’a toujours pas fourni la moindre raison valable pour avoir tripoté les règles d’attribution d’un contrat majeur d’art public.

Je parle ici du monument pour commémorer la mission militaire canadienne en Afghanistan, qui doit être installé dans un lieu de prestige à Ottawa – près du Musée de la guerre. Ma collègue Laura-Julie Perreault en a parlé récemment.

Lisez la chronique « Quand le gouvernement Trudeau écarte les gagnants du podium »

Le concours a été lancé en 2019. Un budget de 3 millions approuvé. Cinq projets ont été retenus comme finalistes. Et au bout de deux ans de travaux divers, un jury de professionnels a choisi à l’automne 2021 le concept de l’artiste Luca Fortin et de la firme bien connue Daoust Lestage, avec Louise Arbour comme consultante.

Sauf que ce choix est demeuré secret pendant… un an et demi. En fait, jusqu’à ce qu’il soit renversé par le gouvernement.

Pourquoi ? Mystère.

Toujours est-il que le 19 juin 2023, le gouvernement a mis l’artiste Luca Fortin devant le fait accompli : vous avez gagné, mais on a choisi les deuxièmes. On vous offre quelques milliers de dollars en compensation.

Le jour même, l’annonce était faite : c’est le concept de l’artiste Adrian Stimson, de la nation Siksika, qui est retenu.

IMAGE FOURNIE PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA

Vue aérienne du concept de l’équipe Stimson, choisi par le gouvernement, bien que n’ayant pas remporté le concours

Lundi, le député du Bloc Luc Désilets a demandé à la ministre des Anciens Combattants de justifier cette violation pure et simple du règlement du concours – il peut être annulé, mais rien ne permet de changer l’ordre du jury. Sinon, pourquoi former un jury ?

Réponse de Ginette Petitpas Taylor : un sondage a été effectué et la majorité des vétérans a préféré le projet de M. Stimson. Parce que cela représente mieux « la bravoure, le sacrifice et la perte », dit-elle.

Et la ministre de renvoyer la question : faut-il donc ignorer les désirs des vétérans ?

Pour un gouvernement qui prétend respecter le processus démocratique et les institutions, ce genre d’argument démagogique est particulièrement nul.

Il est vrai qu’il y a eu un « sondage ». Ce n’est pas du tout un sondage, en vérité, c’est une consultation virtuelle ouverte au grand public. Environ 11 000 personnes y ont participé. Là-dessus, quelque 3000 étaient d’anciens participants à cette mission (sur les 40 000 déployés entre 2001 et 2014). Un autre tiers des répondants étaient du grand public, et les autres étaient des familles des militaires ou d’autres personnes intéressées. Il est vrai qu’au bout du compte, le projet Stimson a obtenu 57 % d’appui des gens consultés sur certains critères, contre 31 % pour le projet Fortin.

Ce que la ministre ne dit pas, c’est que le jury avait en main les résultats de cette consultation, et qu’il en a tenu compte, comme le règlement l’y obligeait. Dans ce jury, au milieu d’experts en muséologie, en arts visuels, en design et en architecture du paysage, il y avait aussi un ancien combattant et la mère d’un soldat mort au combat, un ex-ambassadeur en Afghanistan et un historien militaire. L’opinion des anciens combattants a donc toujours fait partie des considérants, et on n’est pas ici devant un groupe d’esthètes déconnectés.

Si on réunit un jury d’experts, c’est qu’on veut aussi une évaluation de tous les aspects. Le cahier des charges est très détaillé, et l’évaluation attribue des points pour tout un ensemble de facteurs pointus.

Les projets retenus devaient ensuite être soumis à un comité technique d’experts en matériaux et en ingénierie, qui évaluaient sa faisabilité, sa durabilité, ses coûts d’entretien à long terme, etc.

Pas grave, tout ce travail ne sert à rien : c’est le « sondage » qui tranche !

Pourquoi déranger tout ce monde si ça finit par une consultation virtuelle ? Remarquez bien, si le Canada veut se ridiculiser dans le domaine de l’art public, il peut très bien abolir les concours par jury et faire des consultations avec présentations de 90 secondes. On va économiser plein de temps et d’argent !

Qu’y a-t-il en arrière de cette décision qui va contre toutes les règles et qui met en furie le milieu de l’art au Canada ?

On le saura peut-être un peu plus (ou pas) quand les ministres seront convoqués en chambre pour s’expliquer, dans deux semaines. En principe, puisqu’il s’agit d’art public à Ottawa, le dossier relève de Patrimoine Canada, en consultation avec les Anciens Combattants. En réalité, on voit que politiquement, tout a été inversé, et c’est l’ex-ministre Lawrence MacAulay qui a pris la décision.

Vous me direz : est-ce que vraiment le projet Fortin-Daoust Lestage est meilleur ? Je trouve que oui, il est plus abstrait mais plus épuré, plus subtil. Mais ça n’a aucune importance : c’est l’opinion du jury qui compte.

  • Concept du monument imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

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    Concept du monument imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

  • Vue aérienne du concept imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

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    Vue aérienne du concept imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

  • Concept du monument imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

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    Concept du monument imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

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« Ça va laisser des traces importantes sur ces disciplines dont on parle trop peu, l’art et l’architecture, dit Luca Fortin. Qui va vouloir participer aux prochains concours du gouvernement du Canada sachant que celui-ci peut changer les règles une fois que les dés sont joués ? »

Et qui voudra perdre son temps sur un jury si on met à la poubelle sa décision longuement mûrie ?

« On se bat pour récupérer la commande, bien sûr, mais on est convaincus plus que jamais qu’il faut faire cette bataille pour le milieu de l’art. »

J’ajouterais qu’ils se battent aussi contre l’arbitraire du gouvernement, qui fait des règles et les contourne. Peut-être en pensant que c’est « juste » de l’art…

Ça ne devrait pas passer plus que pour les ponts et chaussées.