Pour ériger un monument afin de commémorer la mission canadienne en Afghanistan, le gouvernement fédéral a mis sur pied un concours de design et demandé à un jury de choisir le gagnant. Mais voilà, au bout du processus, le même gouvernement a mis de côté ses propres règles, a écarté l’équipe québécoise vainqueure et en a couronné une autre, lui accordant un contrat de plus de 3 millions.

Et ce, sans s’en cacher.

Le 19 juin, moins de deux heures avant que son ministre de l’époque, Lawrence MacAulay, n’annonce publiquement cette décision, Anciens Combattants Canada a avisé l’équipe qui avait remporté le concours, l’équipe Daoust, composée de l’artiste Luca Fortin, de Québec, de la firme d’architecte Daoust Lestage Lizotte Stecker, de Montréal, ainsi que de Louise Arbour*, ex-haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, de son choix.

« Malgré le fait que le jury a désigné votre concept comme le concept gagnant du concours, après mûre réflexion, le gouvernement du Canada a décidé de sélectionner le concept élaboré par [une autre équipe] et, par conséquent, d’octroyer le contrat à cette équipe », peut-on lire dans un extrait de la lettre datée du 19 juin que la firme d’architecte a publié sur son site web plus tôt cette semaine.

IMAGE FOURNIE PAR DAOUST LESTAGE LIZOTTE STECKER

Vue aérienne du concept imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

Le gouvernement, qui a lancé le concours de design en 2019, a retenu la proposition de l’équipe Stimson, composée de l’artiste visuel Adrian Stimson, un vétéran des Forces armées de la Nation siksika de l’Alberta, du Groupe d’architectes paysagistes MBTW, de Toronto, et de Projets LeuWebb, coordonnateurs en art public, aussi de Toronto.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L’artiste visuel Adrian Stimson tenant une image du concept de son équipe

Pourquoi ? « Le concept de design de l’équipe Stimson est celui qui reflète le mieux les commentaires formulés par les vétérans, leur famille et les autres participants à la mission lors du sondage d’opinion publique réalisé sur les cinq concepts de design finalistes », m’a répondu un responsable des relations de presse du ministère des Anciens Combattants par écrit.

IMAGE FOURNIE PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA

Vue aérienne du concept de l’équipe Stimson, choisi par le gouvernement, bien que n’ayant pas remporté le concours

Le sondage mentionné – dont l’équipe Stimson est la grande favorite – a été réalisé en mai et juin 2020. Sur les quelque 10 000 personnes qui y ont participé, plus de 85 % ont pris part à la mission canadienne en Afghanistan entre 2001 et 2014, sont actuellement dans les Forces armées canadiennes ou sont d’anciens combattants.

Voyez les concepts présentés par les cinq équipes finalistes

Le hic, c’est que nulle part dans les règlements du concours il n’est inscrit que le gouvernement a le droit d’écarter la décision du jury pour accorder le contrat à une autre équipe.

Faisaient partie du jury un historien, un diplomate, un directeur de musée d’art, un professeur d’architecture, une architecte paysagiste, un vétéran de la mission en Afghanistan et une représentante des familles des militaires.

Les jurés ont rendu une décision aux ministres du Patrimoine canadien et des Anciens Combattants impliqués dans le dossier en novembre 2021, selon un document que La Presse a obtenu grâce à la Loi sur l’accès à l’information. Leur décision tenait compte de l’avis d’un comité technique, des résultats du sondage et d’une foule d’autres critères.

IMAGE FOURNIE PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA

Le concept de l’équipe Stimson. Le monument sera situé à Ottawa, sur les plaines LeBreton.

Le choix final est survenu après le retrait des troupes américaines de l’Afghanistan et le retour au pouvoir des talibans. Donc, en toute connaissance de cause du contexte politique.

Quand j’ai demandé – trois fois plutôt qu’une – au ministère des Anciens Combattants sur quelle modalité du concours le gouvernement s’était appuyé pour détrôner les gagnants, je n’ai pas reçu de réponse à ma question. On m’a plutôt répété que le gouvernement avait « pris cette décision, qui cadre avec les commentaires reçus des vétérans, de leur famille et d’autres personnes ayant participé à la mission ».

Dans les documents obtenus par La Presse, on voit aussi qu’un avis a été demandé au ministère de la Justice dans le cadre de ce processus. Les résultats de cette requête, envoyés à Pablo Rodriguez quand il était ministre du Patrimoine canadien, ont été caviardés.

Est-ce que le gouvernement aurait demandé un tel avis s’il respectait ses propres règles ? Permettez-moi d’en douter.

Vous apprendrez donc sans grande surprise que l’équipe Daoust n’est pas aux anges. « On participe à plusieurs concours comme artistes. C’est impossible de tous les remporter. Quand on perd, ça prend une journée pour passer à autre chose. Mais dans ce cas-ci, quand tu remportes le concours, mais que tu apprends que les règles ont changé en cours de route, c’est impossible de faire son deuil, m’a dit Luca Fortin par visioconférence. Je me sens un peu comme le couple [de patineurs] Jamie Salé et David Pelletier qui savait qu’il avait gagné la médaille d’or, mais a vu quelqu’un d’autre la recevoir. Ce monument, c’est un projet majeur, extrêmement rare. Est-ce que ça va se représenter pour moi ? Je ne le sais pas », se désole l’artiste de 31 ans.

PHOTO HÉLÈNE BOUFFARD, FOURNIE PAR LUCA FORTIN

Luca Fortin, de l’équipe Daoust, gagnante du concours

« La décision du gouvernement est irrespectueuse du jury et du processus qu’il avait lui-même établi. C’est un dangereux précédent », estime pour sa part l’architecte urbaniste Renée Daoust. « Si ça se passe comme ça, il y a des gens qui vont refuser de siéger à des jurys pour des concours du gouvernement fédéral. Et il y a des candidats de qualité qui ne voudront plus poser leur candidature lors des concours d’art public », estime-t-elle, espérant que le gouvernement reviendra sur sa décision.

Fondatrice du Centre canadien d’architecture, Phyllis Lambert pense que l’impact du processus vicié va au-delà du milieu des arts publics. « Je suis atterrée. [Cette décision] est antidémocratique. Le gouvernement a établi des règles, mais écrit pour dire qu’il ne les a pas suivies. On ne peut pas gérer un pays comme ça », m’a dit au téléphone Mme Lambert, qui voit là une pente glissante.

IMAGE FOURNIE PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA

Concept de l’équipe Stimson

Qu’en pense l’équipe à qui le gouvernement a accordé le contrat du monument ? J’ai parlé à l’artiste Adrian Stimson, mais ce dernier a refusé d’être cité dans cette chronique.

Et le jury ? J’ai tenté de joindre plusieurs de ses membres, mais ces derniers – liés par une entente de confidentialité – ne peuvent parler publiquement. On m’a cependant confirmé qu’à l’instar de l’équipe Daoust, ils avaient appris la décision du gouvernement à peine deux heures avant l’annonce officielle. Mis devant un fait accompli.

La façon de procéder du gouvernement Trudeau dans cette affaire est une bien drôle de manière de saluer la mission canadienne en Afghanistan, à laquelle 40 000 personnes en uniforme et des centaines de civils ont pris part en 13 ans. En tout, 165 de nos concitoyens y ont laissé leur vie.

Au nom de quoi ? Des droits de la personne, de la démocratie, de la primauté du droit et de la bonne gouvernance.

*Par souci de transparence, je dois dévoiler que Louise Arbour est mon amie depuis plus de huit ans. Elle n’a pas été impliquée directement dans la réalisation de cette chronique. De plus, l’ancienne juge de la Cour suprême, qui avait un rôle aviseur dans l’équipe Daoust, ne tire pas de bénéfice personnel de cette affaire.

Avec la collaboration de William Leclerc et de Joël-Denis Bellavance, La Presse