Le Québec a eu un électrochoc à la mi-septembre en apprenant que la province comptait au moins 10 000 sans-abri. Le gouvernement Legault a promis des millions supplémentaires pour aider. Mais d’ici là, la crise continue de s’aggraver, avec la fermeture annoncée ou redoutée de certains refuges. Notre chroniqueur témoigne de la situation sur le terrain.

Il existe un condensé de la misère humaine, réparti sur six étages, au pied du mont Royal.

Un refuge pour 186 sans-abri, qui représente à la fois un exemple de succès dans la gestion de la crise de l’itinérance et une illustration frappante des failles du système.

Ce n’est pas la joie, ici, dans l’ancien Hôtel-Dieu de Montréal.

Il y a d’abord ce comité d’accueil informel, agglutiné sous une tente de fortune à l’entrée de l’hôpital. J’y ai rencontré une dizaine de sans-abri qui buvaient et fumaient du crack sous le soleil de la matinée, dont Manon Grandmaison, 57 ans.

Les larmes aux yeux, sa pipe de verre à la main, elle m’a raconté ses cancers, son accident vasculaire cérébral, ses difficultés à trouver un logement, ses ennuis avec les intervenants du refuge…

« Je suis à boutte », m’a-t-elle résumé.

On le serait à moins.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Manon Grandmaison, rencontrée en septembre à l’extérieur de l’Hôtel-Dieu

L’ambiance ne s’allège pas lorsqu’on franchit le seuil de l’ancien hôpital fondé par Jeanne Mance en 1645.

Un pavillon désaffecté accueille depuis deux ans les plus poqués de la société. Le refuge de six étages est exploité par la Mission Bon Accueil (MBA) et la Mission Old Brewery (MBO), en partenariat avec le CHUM, et il accepte à peu près tous ceux qui n’entrent dans aucune case du système.

Les cas lourds.

Ce centre a été pensé comme un point de transition, à mi-chemin entre les refuges d’urgence et un logement supervisé. Mais pour bien des éclopés, c’est plutôt devenu un lieu de vie, par défaut.

Le séjour moyen atteint ici 381 nuits.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Vue aérienne de l’Hôtel-Dieu

Le refuge de l’Hôtel-Dieu, vous l’aurez compris, est très loin d’être un palace cinq étoiles. Plusieurs des résidants à qui j’ai parlé n’ont qu’une seule envie : sacrer leur camp au plus vite.

Trouver un logement, n’importe lequel.

Et c’est là que le bât blesse, beaucoup, énormément, dans la crise actuelle. Pas une semaine ne passe sans qu’un nouveau chiffre sidérant sur le manque de logements fasse les manchettes, et les résidants du refuge vivent cette pénurie en première ligne.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Résidant du refuge de l’Hôtel-Dieu

Le centre de l’Hôtel-Dieu répond donc à un besoin de base, celui de fournir un toit à près de 200 personnes. Mais voilà : il pourrait devoir fermer ses portes en mars prochain.

Peut-être, peut-être pas, personne ne le sait encore.

Les responsables que j’ai rencontrés sur place naviguent en pleine incertitude. Le programme qui les finance – qui dépend de fonds d’Ottawa et de Québec – n’a pas encore été officiellement reconduit.

Le sort d’autres refuges est plus clair. Celui situé au Complexe Guy-Favreau, dans le centre-ville de Montréal, fermera pour de bon à la fin d’octobre, le gouvernement fédéral, propriétaire de l’immeuble, ayant mis fin au bail.

Où aboutiront ses 85 usagers ? Mystère.

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Julie Grenier, porte-parole du Mouvement pour mettre fin à l’itinérance

« On n’a absolument pas le luxe de mettre à la rue davantage de personnes, surtout lorsqu’on sait que les refuges actuels sont déjà pleins, et que ce qu’on cherche à faire ultimement, c’est de réaffilier ces personnes-là en logement », a dénoncé Julie Grenier, porte-parole du Mouvement pour mettre fin à l’itinérance, qui regroupe une trentaine d’organismes.

Ça va très mal, mais il y a quand même quelques filaments d’espoir au travers de ce brouillard de détresse.

Je vous parlais en début de chronique du « succès » du projet mené à l’Hôtel-Dieu.

C’est un bel exemple de débureaucratisation, si l’on veut.

Sa réussite repose sur la rapidité avec laquelle le centre d’hébergement a été mis sur pied, en 2021, au cœur de la pandémie de COVID-19.

Les institutions publiques – le CIUSSS, le CHUM – et les organismes communautaires ont collaboré de façon inédite, ce qui a permis de rendre ce refuge opérationnel en un temps record.

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Sam Watts, PDG de la Mission Bon Accueil

« Si je recule avant 2020, tout le monde disait que ça allait prendre 10 ans pour avoir du changement au sein de l’écosystème, et en dedans de deux semaines, toutes les choses ont dû changer, m’a dit Sam Watts, le PDG de la Mission Bon Accueil. Ça nous a donné un petit peu d’espoir : si les acteurs gouvernementaux étaient capables d’agir avec rapidité, on pourrait peut-être voir de vrais changements axés sur le logement. »

Même si les logements adaptés sont rarissimes, pas moins de 218 sans-abri qui ont séjourné à l’Hôtel-Dieu ont pu être accompagnés et redirigés vers des logements supervisés depuis 2021. Cela mérite d’être souligné.

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Sam Watts m’a expliqué les méandres du système de prise en charge des sans-abri à Montréal. Je l’ai rencontré au refuge d’urgence Macaulay, géré par son organisme dans l’ouest du centre-ville, où 150 sans-abri viennent dormir toutes les nuits, avant de repartir avec leur baluchon au petit matin.

L’un des principaux écueils dans le dossier de l’itinérance est la gestion éparse du dossier, écartelée entre plusieurs ministères, agences gouvernementales et organismes communautaires.

« Tout le monde est responsable à un certain point, mais personne n’a de compte à rendre », déplore Sam Watts.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Intérieur du pavillion Macaulay de la Mission Bon Accueil

Cette gouvernance diffuse est l’un des problèmes auxquels le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, a promis de s’attaquer dans une entrevue qu’il m’a accordée en septembre. Il songe à créer des postes de super-coordonnateurs dans chaque région, qui joueraient le rôle de chefs d’orchestre, si l’on veut. On verra bien.

Lisez la chronique « 10 000, un chiffre rond et laid »

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Le temps presse. Même s’il fait anormalement chaud ces jours-ci, la saison froide approche à grands pas et plusieurs refuges risquent de déborder. La Ville de Montréal estime qu’il manquera environ 200 places cet hiver si des sommes supplémentaires ne sont pas investies.

La situation, déjà périlleuse, pourrait devenir critique.

Il suffit de marcher quelques minutes dans les rues pour constater que le nombre de sans-abri, couchés sur les trottoirs ou entassés dans des campements de fortune, est en forte hausse ces dernières semaines.

J’ai vu l’un d’eux mendier dans une station de métro près de chez moi, dans un quartier résidentiel bien tranquille de la métropole. Il tenait cette pancarte : « Tellement faim que j’mangerais une volée. »

Une formule-choc, et un coup de poing droit dans le cœur.