Lionel Carmant ne m’avait fourni aucun chiffre, quand je lui ai parlé d’itinérance plus tôt cette semaine, mais il m’avait laissé entendre que le portrait serait laid.

Il n’a pas menti : c’est très, très laid.

Hideux, même.

Le cap des 10 000 personnes sans domicile fixe a été franchi au Québec, a-t-on appris mercredi, après qu’un rapport gouvernemental eut fuité dans plusieurs médias. Et ce chiffre tout rond n’est sans doute que la pointe de l’iceberg, puisqu’on parle ici des gens en situation d’itinérance « visible ».

C’est 44 % de plus que lors du dernier dénombrement des sans-abri de 2018.

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Une hausse catastrophique, rien de moins.

C’est avec ces chiffres en toile de fond que Lionel Carmant, le ministre responsable des Services sociaux, se rendra au grand sommet de l’Union des municipalités du Québec (UMQ) sur l’itinérance, ce vendredi.

Dire qu’il est attendu de pied ferme, c’est peu dire.

Les maires de toutes les plus grandes villes québécoises seront présents à l’hôtel Le Concorde, à deux pas des plaines d’Abraham, où se tient la rencontre.

Des centaines de représentants du monde communautaire y seront aussi, pour entendre le ministre – et pour qu’il les entende, surtout.

La mairesse de Gatineau, en Outaouais, région où on constate la hausse la plus fulgurante de l’itinérance (+ 268 %), a même nolisé un autocar pour permettre à plusieurs organismes communautaires de l’Outaouais de se rendre à Québec !

Ce sera corsé au carré.

Il faut dire que la dernière semaine a été piquante entre M. Carmant et les maires du Québec.

Il leur a demandé de « baisser le ton » dans le dossier de l’itinérance, jeudi dernier, après avoir été critiqué par la mairesse de Gatineau, France Bélisle, qui a raconté l’histoire d’une jeune sans-abri forcée d’accoucher dans un boisé.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

La mairesse de Gatineau, France Bélisle, au Sommet sur la fiscalité municipale, à Montréal, la semaine dernière

Le ministre est revenu sur cette prise de bec qui a mal passé dans l’opinion.

« Qu’elle [France Bélisle] prenne la défense des citoyens, pour moi, c’est honorable, je n’ai aucun problème avec ça, m’a-t-il dit mardi en entrevue. Ce qui m’a surpris un peu là, ce qui m’a pris de court, c’est le moment de l’intervention. »

Les différends ont été aplanis depuis, m’ont confirmé le ministre et le cabinet de la mairesse.

Mais la liste de demandes des villes reste tout aussi longue en matière de lutte contre l’itinérance. Elles réclament des réinvestissements dans les refuges et les services psychosociaux aux quatre coins de la province.

Le ministre m’a dit vouloir faire preuve de « réalisme ». Pas question de viser pour l’instant un objectif « zéro itinérance », comme le réclame par exemple le maire de Québec, inspiré par la Finlande.

L’objectif de Lionel Carmant est plus pragmatique : « renverser la tendance ». Stopper la hausse fulgurante des quatre dernières années. Il aura beaucoup de marge entre « 10 000 » et « zéro ».

Ce renversement souhaité par M. Carmant passera par un meilleur accès à des logements pour les gens de la rue. Et à un soutien accru pour maintenir les gens défavorisés dans leurs logements, histoire d’éviter qu’ils ne se retrouvent, justement, à la rue.

Gigantesque commande, à la lumière de la pénurie actuelle d’habitations.

Le gouvernement Legault semble heureusement avoir compris le message, après avoir nié pendant longtemps l’existence d’une crise du logement.

Le ministre des Finances, Eric Girard, s’est engagé la semaine dernière à investir davantage pour des habitations abordables, dans sa mise à jour qui sera présentée plus tard cet automne. Bonne nouvelle.

J’ai passé beaucoup de temps sur le terrain ces derniers jours, à visiter des refuges et à rencontrer des intervenants qui travaillent avec les sans-abri. J’ai vu beaucoup de larmes et de consommation de crack – je vous raconterai ce récit déchirant bientôt.

Un constat qui est ressorti au fil de mes rencontres, et qui semble être l’un des principaux facteurs irritants, est le manque de coordination entre tous les ministères, les instances publiques comme les CIUSSS et CISSS, et les organismes communautaires, sur le terrain.

La situation est souvent cacophonique, et assurément contre-productive.

« Tout le monde est responsable à un certain point, mais il n’y a personne qui [a des comptes à rendre] », m’a résumé Sam Watts, le PDG de Mission Bon Accueil.

Lionel Carmant en est tout à fait conscient, et je dois dire que cela m’a un peu rassuré.

Le ministre envisage de créer des postes de coordonnateur dans chaque région, qui viendrait chapeauter toutes les instances touchant de près ou de loin à l’itinérance.

Comme un chef d’orchestre qui viendrait guider des musiciens aux instruments complètement désaccordés.

Qu’il passe à l’action, sans tarder.