François Legault a fait bien plus qu’annoncer un chantier industriel record, jeudi. Il s’est inscrit dans l’histoire comme un héritier de Robert Bourassa, son exécuteur testamentaire.

Quand, en 1971, Robert Bourassa a annoncé la mise en chantier des grands barrages de la Baie-James, on a vite parlé du « projet du siècle ».

Rien d’aussi ambitieux n’avait été mis sur les rails industriels au Québec. Cette décision allait être « un point tournant de notre histoire », avait osé déclarer le jeune premier ministre.

Il n’a pas manqué de détracteurs. Ce serait trop coûteux, trop compliqué, trop loin – il fallait emmener des dizaines de milliers de travailleurs. Plusieurs experts très avisés dénigraient les barrages comme des installations du passé : mieux vaudrait miser sur le nucléaire.

Sans compter qu’en annonçant en grande pompe cette nouvelle « Conquête », on avait « oublié » de consulter les principaux intéressés : les Cris et les Inuits – ce qui a entraîné une bataille judiciaire et plus tard les Ententes de la Baie-James et du Nord.

Cinquante-deux ans plus tard, plus grand monde ne remet en question la vision économique de Bourassa. La série d’aménagements successifs de la Baie-James fournissent la moitié de l’électricité québécoise. Elle est entièrement renouvelable.

Le débat barrages contre nucléaire s’est vite évanoui, et tous les gouvernements du Québec successifs ont loué le « projet du siècle ». D’autres projets importants ont été réalisés. On a utilisé l’électricité comme levier de développement économique, en offrant un tarif avantageux à diverses industries. Il n’a pas manqué de politiciens pour s’enorgueillir de « l’or bleu du Québec ».

Mais sans doute jamais avant cette « filière batterie » n’a-t-on poussé aussi loin, aussi vite et aussi fort le concept de développement économique national hydroélectrique.

Il n’y a plus vraiment de doute sur la raison du départ de Sophie Brochu de la tête d’Hydro-Québec. Dans toutes ses entrevues, l’omniministre Pierre Fitzgibbon dit qu’Hydro a fait un travail exceptionnel pour évaluer les besoins en électricité des citoyens. « Mais il manquait le volet industriel. »

M. Fitzgibbon, déjà ministre de l’Économie, n’est pas devenu ministre de l’Énergie pour rien. C’était exactement pour ça : créer une masse critique dans un domaine de pointe pour le reste du siècle en misant sur l’avantage comparatif du Québec, c’est-à-dire l’électricité la « plus propre » et la moins chère au monde.

Ce n’est pas pour rien non plus qu’on a choisi Michael Sabia pour diriger Hydro-Québec : un homme qui vient de la finance et non de l’énergie. Il est là pour faire arriver les mégawatts dans la filière industrielle, batteries et autres, et vite.

Le Québec sera le « champion du monde » en matière de batteries, a dit l’omniministre. Il faut pour ça allonger les subventions et les investissements publics en faveur d’une société étrangère. Mais c’est pour faire de la transformation ici de ressources naturelles québécoises.

Par l’ambition stratégique, le projet ne se compare absolument pas à Magnola, ni à la Gaspésia, qui avaient une portée purement régionale – et qui ont échoué après des injections massives d’argent public.

Est-ce que le pari est le bon ? Est-il trop risqué ? Est-ce que, comme le dit le président de la Banque Nationale, des subventions aussi massives à une société étrangère vont nuire aux entreprises québécoises, par leurs effets pervers de concurrence déloyale ?

Je ne le sais pas et en ce moment, malgré toutes les bonnes questions qu’il faut poser, personne ne sait à quel point ce sera le cas.

Mais c’est un faux débat d’opposer le financement des services publics et l’investissement public dans le développement industriel. Les sociétés occidentales les plus égalitaires, celles qui investissent le plus dans les services publics, ont aussi une économie forte. Ah tiens, Northvolt est justement suédoise. Des services publics bien financés s’appuient sur une production économique robuste.

On n’en est plus, comme en 1971, à une époque où l’on promet des emplois pour se faire élire. Mais il ne faudrait pour autant pas que sous prétexte de plein-emploi et de pénurie de main-d’œuvre, on en vienne à avoir peur de créer trop d’emplois et à vouloir mettre tout « sur pause » – très à la mode, ça, mettre sur pause.

On ne crache pas sur des jobs hautement qualifiées et très payantes, et toutes les retombées qui les accompagnent par peur de manquer d’employés dans cinq ou dix ans. Le marché de l’emploi n’est pas statique. Il bouge. Il y a de la concurrence. D’ici l’ouverture de cette usine, on a le temps d’attirer et de former des milliers d’étudiants du Québec et d’ailleurs dans la filière électrique, dans toutes ses déclinaisons. On a aussi amplement le temps de construire des maisons.

Je ne sais pas plus que vous ce que tout cela donnera au bout du compte. Ni si on en aura pour notre argent dans 7, 9, 12 ans ou jamais.

Mais j’ai beau chercher, je ne vois pas de gouvernement ayant mis en œuvre une stratégie de développement industriel moderne aussi ambitieuse et aussi précise depuis 50 ans.

Comme si l’on rattachait le fil du « projet du siècle » pour ce siècle-ci.