Mains dans les poches, un garçon s’avance sur la scène. Il doit avoir 10 ans à peine. Un organisateur lui tend le micro. Qu’est-ce qu’il aimerait dire ? « J’aimerais dire que les gais sont des psychopathes et que nous ne sommes pas des psychopathes », commence le gamin. Dans la foule, une voix proteste, beaucoup d’autres l’acclament. L’organisateur sourit. L’enfant hausse le ton : « Les gais sont dégueulasses ! »

Cette vidéo a été captée à Calgary, où s’est déroulée l’une des manifestations anti-LGBTQ+ qui ont fait honte au Canada, mercredi. Dans plusieurs villes, de Montréal à Vancouver, on a cru reculer de 50 ans, à l’époque où l’homosexualité était encore considérée comme une maladie mentale qu’il fallait traiter à coups d’électrochocs, voire par la lobotomie.

Les organisateurs ont eu beau jurer que non, vraiment, ce n’était rien contre les gais, qu’il s’agissait tout simplement de protéger les enfants contre l’endoctrinement à l’école, il fallait être aveugle pour ne pas voir la haine qui s’est déversée dans les rues, d’un bout à l’autre du pays.

Il fallait s’y attendre. Le mouvement One Million March for Children était soutenu, entre autres, par des musulmans ultraconservateurs, par des exaltés de la droite religieuse et par des sympathisants du « convoi de la liberté ».

Il y avait là un joyeux mélange d’intégristes, de fachos et de complotistes, unis dans l’intolérance décomplexée des communautés LGBTQ+. C’est pas beau, ça ?

À Montréal, le célèbre militant antivaccin François Amalega-Bitondo a livré un discours. Il n’allait pas rater ça. Le complot de l’heure, si vous ne le saviez pas encore, c’est que la théorie du genre s’infiltre sournoisement dans nos écoles. Les enfants sont endoctrinés par les enseignants, qui leur imposent des théories radicales et complètement débiles dans le dos des parents.

D’abord marginale, cette crainte a lentement percolé au sein de la population. Si bien que beaucoup de citoyens ordinaires s’inquiètent aujourd’hui de cette idéologie que l’on imposerait dans les écoles, sans débat public. Des politiciens espèrent gagner des points en jetant de l’huile sur le feu. « Les parents et les manifestants ont raison de s’inquiéter », a écrit Éric Duhaime sur X.

Mais de quoi parle-t-on, au juste ?

D’un projet de rénovation de toilettes en Abitibi qui n’a rien à voir avec les élèves transgenres ? D’une – UNE ! – enseignante non binaire qui demande de se faire appeler Mx Martine en Montérégie ? Et quoi d’autre ? De quoi a-t-on si peur ?

Je ne sais pas pour vous, mais depuis le début du parcours scolaire de mes enfants, je n’ai jamais eu l’impression qu’on tentait de les endoctriner. Pas le moindre prof pour chercher à les convaincre que les sexes n’existent pas, pour les inciter à explorer leur ressenti non binaire ou pour les gronder, tut-tut, ça ne se dit plus, ça, un « homme » et une « femme »…

Parfois, je me demande : y a-t-il un prof, un seul, qui enseigne vraiment tout ça à ses élèves, au Québec ? Ou est-ce une réalité parallèle qui n’existe que dans les chroniques récurrentes d’une poignée de chroniqueurs montréalais ?

J’ai posé la question à Julie Descheneaux. Professeure au département de sexologie de l’UQAM, elle vient de terminer son doctorat sur les pratiques de l’éducation à la sexualité en milieu scolaire. Autrement dit, elle sait de quoi elle parle, contrairement à la vaste majorité d’entre nous.

« Quand on va sur le terrain, on entend toutes sortes de préoccupations… qui n’ont aucun lien avec l’infiltration de la théorie du genre », constate Mme Descheneaux. Les profs se plaignent du manque de ressources, de la surcharge de travail et de la rareté des sexologues. Jamais de la théorie du genre, une expression d’ailleurs rarement utilisée dans le milieu universitaire.

Et puis, rassurez-vous, dans les classes du primaire et du secondaire du Québec, on n’enseigne pas aux enfants que les sexes n’existent plus. Cette idée absurde, du moins, ne se trouve nulle part dans le curriculum de l’éducation à la sexualité.

Cela dit, les élèves parlent bel et bien d’identité de genre en classe. « C’est un curriculum qui invite à s’ancrer dans l’ouverture et la tolérance, afin de respecter les droits de chacun, explique Julie Descheneaux. Il y a cette ouverture aux diversités et à une introspection personnelle. » Il s’agit d’accompagner l’élève dans cette introspection. « Ce n’est pas fait dans une optique d’imposition d’une idéologie. »

Ceux qui redoutent que des élèves puissent être incités à changer de genre en discutant de ces enjeux en classe ne saisissent pas toute la complexité du développement psychosexuel des enfants, estime Mme Descheneaux. « Les jeunes qui se posent des questions sont accompagnés par des professionnels de la santé. Ce n’est pas l’enseignant qui décide de quoi que ce soit ; il n’est pas formé à ce type d’intervention individuelle. »

Pour la spécialiste, c’est une évidence : « Le développement psychosexuel n’est pas contaminé par des idées qui circulent dans la société. »

Comme l’a bien souligné jeudi la ministre responsable de la lutte contre l’homophobie et la transphobie, Martine Biron, la dysphorie de genre n’est pas contagieuse.

On aura beau abolir les programmes d’éducation à la sexualité des écoles, adopter toutes les politiques anti-LGBTQ+ du monde, ça ne changera pas l’identité des enfants trans. Ils sont là, ils existent et continueront d’exister.

Après les tristes dérapages de mercredi, il apparaît clair que papa n’a pas toujours raison. Et qu’il faut faire confiance à l’école, plus qu’à certains parents, pour le dire à ces enfants : ils ont le droit d’exister.

Ils ont droit au respect. Ils ne sont pas une erreur. Ils ne nous font pas peur.

Ils ne sont pas dégueulasses.