Aîné de quatre enfants, Chayim Lowen avait 9 ans quand, un jour de printemps, il s’est enfui de l’école hassidique montréalaise qu’il fréquentait, déterminé à ne plus jamais y remettre les pieds. À l’heure du dîner, il se rappelle avoir enjambé la clôture et être parti au pas de course.

Quinze ans plus tard, Chayim court toujours… À 24 ans, au terme d’un ultramarathon hors norme, le jeune Québécois vient de faire son entrée à la prestigieuse Université de Princeton. Il y a décroché une bourse lui permettant de réaliser un rêve inaccessible s’il était demeuré à l’école hassidique : faire un doctorat en mathématiques.

À 9 ans, l’enfant qui avait grandi dans la communauté hassidique Tash de Boisbriand avant d’être inscrit dans une école juive ultraorthodoxe d’Outremont était évidemment loin de s’imaginer que ce premier après-midi d’école buissonnière allait changer à jamais sa vie et celle de sa famille. À la suite de sa fugue, c’est toute sa famille qui, après avoir rompu avec la communauté Tash de Boisbriand un an auparavant, a été forcée d’enjamber la clôture hassidique. Inspirés par l’audace de leur fils aîné, Clara Wasserstein (alias Shifra) et Yochonon Lowen (alias Yohanan) se sont alors lancés à corps perdu dans une course à obstacles pour le droit à l’éducation laïque des enfants hassidiques. Leur combat a été raconté en 2017 dans le très touchant documentaire de la journaliste Émilie Dubreuil Je veux savoir⁠1.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Yochonon Lowen et Clara Wasserstein ont quitté la communauté juive hassidique pour que leurs enfants aient le droit à une éducation laïque.

Qu’est-ce qui a poussé Chayim à fuir l’école hassidique à 9 ans ?

« Je ne savais pas exactement ce que je faisais ! », me dit l’étudiant timide, joint à Princeton, où il vient de s’installer.

Il évite généralement de penser à cette période douloureuse de sa vie. « J’ai l’impression d’avoir perdu plusieurs années de ma vie, d’avoir perdu mon enfance. »

Avec le recul, Chayim réalise que, sans trop savoir vers quoi il courait, il savait fort bien ce qu’il fuyait : une école qui le rendait malheureux, consacrée essentiellement à la lecture de textes religieux, et où il voyait des enfants subir des punitions corporelles – une pratique décriée par ses parents qui a marqué un point de rupture avec leur communauté.

La suite n’a pas été un long fleuve tranquille. Lorsque ses parents ont réussi à l’inscrire dans une école montréalaise offrant une éducation laïque et respectant le régime pédagogique québécois, Chayim avait des retards dans ses apprentissages. Les parents, qui avaient eux-mêmes été privés de leur droit à l’éducation et vivaient dans la pauvreté, ne pouvaient l’aider dans ses devoirs.

Assoiffé de savoir, studieux et persévérant, Chayim s’est malgré tout brillamment rattrapé, terminant même ses études secondaires avec la médaille du Gouverneur général.

Avant de choisir de poursuivre ses études à Princeton – il avait en fait l’embarras du choix, ayant aussi été admis à Harvard, à Stanford et à l’Université de Chicago –, Chayim a aussi été boursier de l’Université de Toronto. Il y a décroché un baccalauréat au printemps dernier. Un bac ès sciences avec distinction qui avait déjà rendu ses parents extrêmement fiers.

Les yeux de Shifra brillent quand elle en parle.

« La collation des grades était vraiment exaltante pour nous. J’avais l’impression d’avoir atteint le sommet d’une montagne. J’étais submergée par la joie en pensant à l’incroyable persévérance de mon fils. »

Disons que ce fils avait de qui tenir, me suis-je dit en écoutant ses parents m’en parler dans ce même café de l’arrondissement de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce où je les avais rencontrés pour la première fois, en 2014.

À l’époque, ils en étaient encore tout au début de leur ascension. Bien qu’ils aient grandi au Québec, ils m’étaient apparus comme des réfugiés dans leur propre pays. Pour apprendre le français, Shifra, même si elle avait grandi à Boisbriand, avait dû s’inscrire à des cours destinés aux immigrants. Dans les écoles hassidiques que son mari et elle ont fréquentées, la langue d’instruction était le yiddish.

Au sortir de leur éducation secondaire, ils n’avaient aucune connaissance scientifique moderne. Ils ignoraient l’existence du fleuve Saint-Laurent ou la théorie de l’évolution. Yohanan ignorait même la signification du mot « sciences », ce mot qui figure maintenant sur le diplôme universitaire de son fils aîné.

Au pied de la montagne, les parents tentaient alors de reconstruire leur vie avec peu de moyens et beaucoup de détermination. Ils tentaient surtout d’offrir à leurs enfants l’éducation séculière dont ils avaient été privés. En portant leur cause devant les tribunaux, ils voulaient aussi s’assurer qu’aucun autre enfant hassidique ne subisse ce qu’ils ont subi.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Clara Wasserstein, Yochonon Lowen et leur avocate Clara Poissant Lespérance (au centre), au palais de justice de Montréal, en 2020

Bien que leur recours ait finalement été rejeté par la Cour supérieure du Québec, il aura tout de même eu le mérite de faire bouger les choses⁠2. Car entre le moment où le couple a entamé le processus judiciaire et le moment où le jugement a été rendu, on a noté des progrès dans la scolarisation des enfants hassidiques.

Les parents en auraient espéré davantage. Mais ils restent convaincus que la dure ascension en aura tout de même valu la peine. Pas question pour eux de se satisfaire du fait que leurs quatre enfants poursuivent désormais des études postsecondaires. Car ce combat inachevé ne concerne pas uniquement leurs enfants.

« Je ne pouvais dormir sur mes deux oreilles en sachant que d’autres enfants hassidiques étaient laissés-pour-compte », me dit Shifra.

De Princeton, où il entend bien continuer à honorer le droit à l’éducation pour lequel ses parents se sont battus, Chayim ne peut que s’incliner devant la ténacité de ses parents.

« C’est remarquable, ce qu’ils ont réussi à faire. Ils ont fait très bien avec très peu. »

1. Voyez la page du documentaire Je veux savoir sur le site de Radio-Canada 2. Lisez l’article « Écoles religieuses et instructions publiques : deux ex-juifs hassidiques déboutés en cour »

Le rêve d’Esther

PHOTO FOURNIE PAR ESTHER LOWEN

En entamant des études universitaires en musique, Esther Lowen réalise l’un de ses rêves.

Pour Esther Lowen, 22 ans, le parcours de son grand frère Chayim est une incroyable source d’inspiration.

« Je suis vraiment fière de lui, même si je ne comprends pas vraiment ce qu’il fait ! », lance en rigolant la jeune femme.

Ce qui me rend fière, c’est que mon frère suit ses rêves et fait ce qu’il veut. Ça m’encourage moi aussi à faire ce que je veux.

Esther

À Montréal, suivant les pas de son frère, Esther vient d’entamer des études universitaires en musique, après avoir fait un détour en cinéma au cégep.

« La musique, c’est l’amour de ma vie. C’est pourquoi je vis. Mais je n’ai jamais eu l’argent pour faire une formation en musique. Quand j’ai voulu aller en musique au cégep, c’était compliqué parce que je n’avais pas fait de cours et je n’avais pas les prérequis. Le cinéma était plus accessible. Pour moi, ce qui était important, c’était de créer. »

PHOTO FOURNIE PAR ESTHER LOWEN

Esther Lowen avec son prix « Coup de cœur » remporté à l’Intercollégial du cinéma

Ce détour d’Esther par le cinéma a été jalonné de belles réussites. Le court métrage L’odyssée des ombres perdues qu’elle a coréalisé a remporté un prix « Coup de cœur » à l’Intercollégial du cinéma qui s’est déroulé au cégep de Rimouski en juin 2022.

En poursuivant aujourd’hui des études en musique à l’université, Esther a le sentiment de réaliser un vieux rêve, qui lui était inaccessible en grandissant dans la communauté hassidique.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE LOWEN

Chayim Lowen et sa sœur Esther à l’époque où ils vivaient au sein de la communauté hassidique Tash de Boisbriand

« Dans la communauté, on censure la musique qu’on a le droit d’écouter. À l’époque où j’y ai grandi, il n’y avait pas d’instruments de musique – du moins pas dans les familles que j’ai côtoyées. Pas de radio. On écoutait des cassettes des hommes qui chantaient des chansons religieuses. Les femmes n’avaient pas le droit de chanter en public. Si une femme chantait, c’était seule à la maison ou avec d’autres femmes. »

Si les règles tendent à s’assouplir dans certaines communautés hassidiques et que de plus en plus de femmes trouvent des façons créatives de défier les interdits, il n’est toujours pas permis aux femmes de la communauté Tash de chanter en public, observe la mère d’Esther, Shifra.

Dans son autre vie à Boisbriand, la mère de quatre enfants composait elle-même des chansons religieuses qui étaient interprétées par des hommes. Durant son enfance, elle n’avait elle-même pas le droit de chanter à la maison. « Il y avait des familles qui l’autorisaient. Mais mon père, non. Même quand il n’était pas à la maison, c’était considéré comme un péché. »

Jouer des instruments de musique était aussi interdit dans la maison où elle a grandi. Mais certains aménagements étaient parfois possibles. « L’interdiction ne concernait que les vrais instruments de musique. »

Voir aujourd’hui sa fille avoir la chance de vivre pleinement sa passion pour la musique la réjouit. « C’est un sentiment magnifique ! »

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE LOWEN

Yochonon Lowen a initié ses enfants à la musique yiddish dès leur plus jeune âge. On le voit ici danser avec son fils aîné Chayim.

Esther se souvient que c’est grâce à son père, qui défiait les interdits, qu’elle s’est initiée à la musique. « Mon père trichait et apportait à la maison des cassettes et des CD de la bibliothèque avec des chansons en yiddish. Il nous apprenait des chansons. »

Depuis, toute la famille aime la musique. « Je dirais que ma famille, c’est un peu une chorale ! »

Esther reste particulièrement attachée au chant yiddish. « C’est de là que je viens. »

Si sa famille vit en marge du bercail hassidique, elle n’a pas coupé tous les liens avec sa communauté ni renoncé à son riche bagage culturel juif.

« Nous ne sommes plus les mêmes croyants que nous étions. Nous croyons en notre héritage. Nous croyons en notre peuple », me dit Shifra, qui tente aujourd’hui de gagner sa vie comme coach auprès de parents hassidiques.

Esther mesure sa chance d’avoir eu des parents qui ont veillé à ce qu’elle puisse réaliser ses rêves et jouir d’une liberté dont ils ont été eux-mêmes privés. Au même âge qu’elle, ils étaient déjà mariés depuis quatre ans et parents de jeunes enfants, forcés d’emprunter une voie qu’ils n’avaient pas librement choisie.

« Tu ne sais pas à quel point tu es chanceuse », lui a dit un homme hassidique qui a perdu sa famille en quittant la communauté.

« J’ai pensé en effet que je ne pourrais jamais comprendre. Parce que je n’ai jamais été mariée dans cette communauté, je n’ai jamais dû faire tout ce que mes parents ont fait. C’est vrai, je ne saurai jamais à quel point je suis chanceuse. Mais ce que je sais, c’est que je dois ma vie à mes parents. Je sens que j’ai une dette envers eux que je ne pourrai jamais rembourser. »

En voyant la fierté dans le regard de Shifra et Yohanan quand ils parlent de leurs enfants, je me suis dit tout de même qu’il ne sera pas nécessaire d’appeler l’huissier.