M. Jean-Claude Loyer m’accueille chez lui en sandales. Un détail, me direz-vous. Ces sandales disent pourtant tout de son état de santé. À 79 ans, il a des maux de dos carabinés.

« Je ne peux pas me pencher pour mettre mes bas… »

Quand je vous dis « maux de dos », vous pensez peut-être à un tour de reins. Un peu de glace, du Tylenol, puis hop, on repart…

Sauf que non.

Le DNicolas Demers, médecin de famille, présent quand j’ai visité son patient à son appartement de Verdun, m’a fait la nomenclature de tout ce qui a été tenté pour soulager la douleur de Jean-Claude Loyer ces dernières années.

Je le cite :

« Du Tylenol. Des anti-inflammatoires. Des injections de cortisone tous les trois mois, pendant quatre ou cinq ans. Toutes les classes d’opioïdes, morphine, hydromorphone, oxycodon, toujours à doses assez élevées, toujours plus élevées que les doses standards. On a essayé la méthadone. De la prégabaline, de la famille des antiépileptiques, qu’on utilise pour les douleurs des nerfs. Même chose pour des antidépresseurs tricycliques, peu utilisés désormais, mais qu’on essaie pour les douleurs des nerfs. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le Dr Nicolas Demers, médecin de famille

Le médecin s’arrête au milieu de son énumération, me présente ses excuses : « L’ordre n’est pas précis. »

Et il poursuit : « De la duloxétine, également de la famille des antidépresseurs. La Clinique de la douleur de l’hôpital de Verdun a prescrit deux traitements intraveineux de kétamine, et là, ce fut miraculeux… Pendant trois jours. »

À 70 ans, ses lombaires ont commencé à lâcher, à cause de l’arthrose facettaire sévère, d’une discopathie dégénérative multiétagée et d’une fracture vertébrale. Mais jusqu’à 60 ans, M. Loyer a été actif : marche, méditation, karaté (qu’il a enseigné)…

Aujourd’hui, à 79 ans, c’est un homme frêle et diminué qui me regarde du bout de la table.

« Comment vous êtes-vous senti quand la kétamine a cessé de faire effet, M. Loyer ?

– Malheureux. Je pensais qu’on avait trouvé le médicament miracle. Je broie du noir. J’ai des idées noires. »

Jean-Claude Loyer habite au quatrième étage de l’immeuble dont il a été le gestionnaire pendant des années.

« Descendre les escaliers, pour sortir, ça me prend 15 minutes, je peux pas aller plus vite avec la douleur… »

J’ai compté les marches qui séparent M. Loyer de la porte d’entrée de l’immeuble : il y en a 54.

« Et pour monter, ça vous prend combien de temps ?

– Une demi-heure. »

Pas besoin de vous dire que M. Loyer ne sort pas souvent de chez lui. Une autre forme de torture. Il ne peut presque plus jardiner sur sa belle terrasse non plus, lui qui aimait les plantes et les fleurs.

Ce n’est pas une chronique sur les maux de dos d’une personne âgée qui souffre à temps plein.

C’est une chronique sur l’aide médicale à mourir (AMM).

Ça va peut-être vous surprendre : M. Loyer est admissible à l’aide médicale à mourir en raison de ses maux de dos.

Ça m’a surpris, même si je n’aurais pas dû l’être. Il bénéficie de l’élargissement des critères d’admissibilité à l’AMM dans la foulée de la décision Gladu-Truchon, en 20191.

La décision de la juge Christine Baudoin a forcé Québec et Ottawa à biffer les critères de « fin de vie » (provincial) et de mort « raisonnablement prévisible » pour avoir accès à l’AMM2. Désormais, grosso modo, il faut que la personne ait une maladie grave et incurable, de même qu’une souffrance prolongée qui ne peut être soulagée.

C’est le cas de Jean-Claude Loyer, dont le cas a quand même fait l’objet d’une analyse plus approfondie qu’à l’habitude, notamment par un comité d’éthique, m’a expliqué le DNicolas Demers.

« Pensiez-vous être admissible à l’AMM, M. Loyer ?

— Non.

— Comment vous l’avez appris ?

— À force de souffrir, j’en ai parlé avec mon médecin. J’avais des idées noires.

— Des idées noires, M. Loyer ?

— Des idées de suicide. Quand vous avez mal tout le temps, vous pensez au suicide un million de fois… »

Jean-Claude Loyer a fait sa demande d’AMM à la fin de 2022. Elle a été acceptée. Elle était prévue pour le début septembre, ces derniers jours.

Mais M. Loyer l’a mise sur la glace. Il n’aime pas souffrir, mais il aime encore vivre : il aime son fils, son petit-fils et les levers de soleil.

Je vous ai dit que 54 marches séparent l’appartement de Jean-Claude Loyer du monde extérieur.

Dans son état, avec ses maux de dos, ces 54 marches sont une condamnation au confinement quasi perpétuel.

S’il avait un appartement adapté (avec ascenseur ou au rez-de-chaussée), M. Loyer pourrait avoir un quadriporteur et il pourrait se promener… Sortir dehors serait moins pénible.

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Jean-Claude Loyer dans son appartement

M. Loyer pourrait gagner, comme on dit, de la qualité de vie.

Mais il n’a que des moyens modestes. Dans le marché actuel, le vieil homme ne pourra pas louer un autre appartement.

Un travailleur social pousse donc sur la machine de l’Office municipal d’habitation de Montréal (OMHM) pour que M. Loyer obtienne un HLM adapté. Le DDemers pousse lui aussi. On remplit des formulaires, on fait des appels. Les élus locaux ont été sollicités…

Et l’OMHM a récemment offert un appartement à M. Loyer, mais celui-ci l’a décliné, il n’est pas adapté à son état. Il en espère un autre…

Je sais, je sais ce que vous pensez : voilà un homme qui veut l’AMM… Mais qui espère un HLM.

Je sais que c’est paradoxal, cette histoire est pleine de nuances de gris.

L’affaire, c’est que la souffrance de M. Loyer est amplifiée par son environnement mal adapté.

Quand j’ai commencé à fouiller cette histoire, quand j’ai parlé pour la première fois au DDemers qui m’avait contacté au nom de son patient, je voyais déjà la trame narrative se profiler dans une manchette spectaculaire, du genre « Donnez-moi un HLM ou je demande l’AMM » !

Puis, comme souvent dans ce métier, quand on se met à creuser, quand on se met à fouiller et à poser des questions, l’« histoire » devient moins… spectaculaire.

Ça ne veut pas dire qu’elle ne mérite pas d’être racontée. C’est le cas, ici, pour Jean-Claude Loyer.

Je lui ai demandé s’il renoncerait à l’AMM si on lui trouvait un HLM adapté à son état, ce qui lui permettrait de sortir plus souvent…

M. Loyer a réfléchi longuement. Puis il m’a répondu : « Non. Si le mal reste là… C’est trop. Ça m’en demande trop, mentalement et physiquement. »

Je vous l’avais dit : c’est une histoire pleine de paradoxes et de nuances de gris.

Comme la vie, si souvent.

Jean-Claude Loyer : « J’ai contacté un journaliste pour qu’on parle de ça, l’accès au logement social. Si ça peut aider les autres… »

Pour le DNicolas Demers, la question demeure ouverte : M. Loyer aurait-il davantage le goût de vivre si son logement était adapté ?

« Sa situation soulève des enjeux quant au risque que l’AMM devienne une alternative face à l’échec de nos filets sociaux », dit-il.

L’échec de nos filets sociaux, ici, c’est la rareté du logement social : 22 382 personnes sont en attente d’un HLM à Montréal.

L’Ontario a récemment vécu un cas semblable à celui de M. Loyer, avec moins de nuances de gris3.

Plus tard, au sortir de l’immeuble de M. Loyer, le DDemers me parlera d’un patient qui a été « rénovincé », il y a quelque temps. Un homme qui n’avait jamais été sans-abri.

Il est mort dans la rue, sans-abri.

C’est aussi ça, les trous dans le filet social.

Avant de parler de levers de soleil, je veux parler de cette fameuse « pente glissante » quant à l’AMM. Beaucoup d’opposants nous mettent en garde : l’AMM fait l’affaire de l’État, ça lui coûte moins cher, si les gens choisissent ce soin pour cesser de souffrir.

Je n’ai jamais cru à ce scénario, parce que je n’ai jamais vu d’argument convaincant donnant à penser que l’État est secrètement en train de compter ses économies à mesure que les Québécois adoptent l’AMM.

Et dans le cas de Jean-Claude Loyer, ce que je constate chez les représentants de l’État autour de lui – médecin, travailleur social, CIUSSS –, c’est le contraire : tout le monde se mobilise pour lui donner de la qualité de vie, pas pour qu’il reçoive l’AMM.

J’ai toujours vu l’AMM comme un ultime geste de liberté individuelle. J’évoquais plus haut le jugement Gladu-Truchon, du nom de ces deux personnes qui voulaient avoir accès à l’AMM, à cause de leurs souffrances.

Nicole Gladu a contribué à changer le cadre légal, en élargissant les critères d’admissibilité à l’AMM.

Elle est morte en 2022, trois ans après sa victoire en cour, de cause naturelle. Elle n’a jamais demandé l’AMM…

Des teintes de gris, encore.

Comme m’a dit Jean-Claude Loyer : « Je ne contrôle pas la douleur, mais je contrôle l’AMM. J’ai pas besoin de faire une connerie, comme sauter en bas d’un pont. »

Toute sa vie, Jean-Claude Loyer a aimé les levers de soleil. Il en a traqué partout, de préférence en montagne. Il en a vu au Québec, dans l’Ouest canadien, en France, en Roumanie, en Bulgarie, en Italie, aux États-Unis…

Ça impliquait de se réveiller vers 4 h, 4 h 30 pour gravir une montagne et voir le soleil se réveiller.

« Pourquoi vous aimez le lever du soleil, M. Loyer ?

— C’est la vie qui débute. C’est entendre les oiseaux chanter, juste avant les premiers rayons.

— Pouvez-vous regarder le lever du soleil, d’ici ?

— Oui, oui, suivez-moi… »

Jean-Claude Loyer se lève péniblement et m’entraîne lentement vers sa salle de bains, juste à côté de sa chambre.

M. Loyer y entre, me montre la petite fenêtre au-dessus du lavabo, fenêtre qui donne sur l’est : « Je me lève, je regarde le soleil se lever, puis je retourne me coucher. »

1. Lisez « Combat pour l’aide médicale à mourir : Nicole Gladu s’est éteinte » 2. Lisez l’éditorial du Devoir « Aide médicale à mourir : plus de dignité, moins de restrictions » 3. Lisez « Woman with disabilities nears medically assisted death after futile bid for affordable housing » (en anglais)

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Ligne québécoise de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (277-3553)

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