Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche au romancier, dramaturge, acteur et metteur en scène Jean-Philippe Baril Guérard.

« When last call calls, don’t answer. » Quand le last call appelle, ne réponds pas.

Le narrateur disait cette phrase sur des images de jeunes adultes, tous magnifiques, qu’on voyait jouer aux quilles, au billard, au ping-pong, aux fléchettes, chanter au karaoké, puis faire la file pour un shawarma de fin de soirée dans une cantine débordée, courir après un taxi dans la rue, s’embrasser en buvant une dernière bière, alors que les réverbères s’éteignent et que le soleil se lève. En arrière-plan sonore, des cordes, lumineuses, épiques, remplies de promesse.

C’était une pub pour Puma, l’entreprise de vêtements, le fruit d’une collaboration avec l’agence de pub Droga5, avec laquelle elle a créé en 2010 la campagne Puma Social, qui tentait d’élargir l’attrait de la marque, pour la faire sortir des gyms et des stades, et la faire entrer dans ce qu’on appelle le lifestyle. Le postulat de la campagne : la nuit aussi est un temps pour le sport, et ces athlètes de la nuit sont nos champions.

Juste une pub, et j’y pense encore une douzaine d’années plus tard, alors que des livres et des films n’ont pas eu le luxe d’occuper mes pensées plus de trois secondes.

J’avais 23 ou 24 ans, quand je l’ai vue. J’étais pile dans le public cible de la marque, et comme le peut parfois la pub, elle m’a fait acheter quelque chose de plus grand qu’une paire de chaussures. Dans ce cas-ci, l’idée que la fête peut être un sport extrême, qu’on peut retrouver, en pourchassant le matin qui vient après la nuit d’avant, le même condensé d’émotions qu’on retrouve dans un stade bondé à une finale de la Coupe du monde.

Je n’avais pas besoin d’une campagne de pub pour m’inspirer à faire la fête : c’était une discipline dans laquelle j’excellais déjà. Un texto aussi banal que qu’est-ce qui se passe ce soir était un joker, un coup de roulette pouvant mener n’importe où : à faire la longueur entière de l’avenue du Mont-Royal en prenant un shooter dans chaque bar, à chercher l’adresse d’un rave semi-secret sur mon fixie dans un quartier idéal pour se faire kidnapper, à un voyage à Berlin à quelques jours d’avis pour tenter (et réussir, par miracle) d’entrer dans le mythique Berghain. La fête, c’est un espace de liberté : on y secoue la hiérarchie, les conventions, on slalome autour des règles. La fête, c’est l’occasion de dire fuck toute, de mettre de côté le reste du monde pour célébrer le spectaculaire ici-maintenant.

Je n’avais pas besoin d’une campagne de pub pour m’inspirer à faire la fête, mais celle-ci avait donné un vernis de noblesse à ma vie nocturne : l’excès est le luxe de ceux qui n’ont pas à se lever à 6 h pour se rendre au travail, ou qui ont encore le loisir de pouvoir aligner les nuits blanches sans trop de conséquences. Ces privilèges se perdent, avec le temps.

Le réalisateur de la pub, Ringan Ledwidge, est mort d’un cancer en 2021, à l’âge de 50 ans. J’ai aujourd’hui presque l’âge qu’il avait quand il l’a réalisée. Cet âge étrange où je sais que je peux encore joindre beaucoup de mes amis à 4 h du matin : la moitié d’entre eux parce qu’ils ne se sont pas encore couchés, et l’autre moitié parce qu’ils sont en train d’essayer de rendormir le petit pour la huitième fois de la nuit.

Mon échantillon n’est probablement pas représentatif, bien sûr : je suis dans la business de la fête, où tout est prétexte à célébration : on sable le champagne au lancement, à la première, à la dernière, au wrap party, au festival, à la cérémonie de remise de prix. Ça me permet toutefois de constater que la fête, comme tous les sports de haut niveau, est dure sur le corps.

Plus le temps passe et plus on perd de coéquipiers : ceux qui accrochent leurs patins volontairement, et ceux qui y sont forcés. Il y avait celui, promis à une grande carrière de comédien, qui a réussi à travailler parce qu’il était de tous les partys, jusqu’à ce qu’être de tous les partys l’empêche de travailler. Celui qui avait réussi à conjuguer l’excès et le travail parce que la cocaïne peut servir, et sert souvent, de béquille à celui qui ne dort pas assez, jusqu’à ce qu’elle finisse par lui servir carrément de jambes. Celle qui a fait une psychose toxique le soir où elle a pris quelque chose de trop et qu’elle s’est retrouvée aux urgences.

La pub de Puma, même si on y voyait une bouteille ou deux, omettait de mentionner que la fête est indissociable de l’excès.

Peu importe son poison de choix, il existe le risque d’en prendre trop un soir et de vomir ses entrailles bruyamment le lendemain, ou d’en prendre trop tous les soirs et d’ensuite passer sa trentaine à faire des allers-retours en thérapie et en désintox. Le risque de devenir, comme dans Le voyage de Chihiro, un fantôme affamé, dont l’appétit ne fait que grossir quand il mange.

Je n’ai jamais vu ce risque inhérent comme un problème : le plaisir que je retire en parachute, en snowboard, est intimement lié au danger inhérent à leur pratique. (J’ai bien essayé de faire le party pendant l’année où j’ai été sobre, mais passé 2 h du matin, tout le monde devenait insupportable.) Et j’ai peut-être la chance de ne pas être trop sensible aux dépendances (sauf celle aux Guru Eau Énergie pomme grenade).

Mais quand la pub de Puma invitait à ne pas répondre à l’appel du last call, elle s’adressait au Jean-Philippe de 2010, pas à celui d’aujourd’hui, qui peut parfois se morfondre jusqu’à midi parce qu’il a bu trois verres de vin la veille. Quand, alors, doit-on répondre à l’appel du last call ?

C’est là le principal problème : rentrer, on fait ça quand on est vieux. Je ne suis pas encore prêt à ça. Alors je vais faire comme le chante Fanny Bloom, et « me remplir de ce qui me fait mourir » en regardant le soleil se lever, pendant qu’un narrateur à la voix graveleuse ajoute un lustre de majesté à mes fins de soirée. Avec modération, autant que faire se peut.