À l’écocentre, à la clinique, à la bibliothèque… Ils sont partout, ces écriteaux qui vous enjoignent de vous tenir à carreau. Ces affiches qui vous préviennent, péremptoires : aucune violence ni incivilité ne sera tolérée. Évidemment, leur message ne s’adresse pas à vous. Plutôt à ceux, dans notre monde post-pandémique essoufflé, qui se permettent de péter les plombs.

Pas vous, non. Jamais. Mais vos voisins, peut-être. Vos amis. Vos collègues. Beaucoup (trop) de gens qui n’hésitent plus à déverser leur trop-plein de colère sur des travailleurs ayant le malheur de croiser leur route, virtuelle ou pas.

Quand on m’a demandé d’écrire ce dossier sur la flambée des incivilités au Québec, j’avoue ne pas avoir su par quel bout le prendre. Une chose semblait claire : les incivilités sont devenues une plaie. Elles pourrissent la vie des travailleurs de la santé, des enseignants, des élus, des cols bleus, des préposés au service à la clientèle. De tout le monde, quoi. Pourtant, le concept demeure flou. De quoi parle-t-on, au juste ? D’impolitesse, de harcèlement, de violence verbale ?

En creusant un peu, je suis tombée sur une histoire qui a fait les manchettes à Trois-Rivières, cet été. Là-bas, l’affaire a soulevé les passions – et des questions importantes : à trop vouloir protéger leurs employés, les administrations risquent-elles de stériliser le débat public ? Pourraient-elles même être tentées de profiter du flou entourant la notion d’incivilités pour bâillonner les citoyens qu’elles jugent trop critiques ?

Tiens, me suis-je dit : je viens de trouver mon angle.

Plantons le décor : un conseil municipal déchiré par le projet d’expansion d’un parc industriel, qui provoquera la destruction de plusieurs hectares de milieux humides. Une grogne populaire qui monte depuis des mois.

PHOTO OLI CROTEAU, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Manifestation devant l’hôtel de ville de Trois-Rivières contre le projet d’expansion d’un parc industriel qui provoquera la destruction de plusieurs hectares de milieux humides.

En juillet, une opposante au projet d’expansion fait circuler sur Facebook un reportage de Radio-Canada⁠1 datant de l’été précédent. Ce reportage révélait que des travaux de remblayage avaient été effectués en catimini… et sans permis.

« Ce sont des choses qui arrivent », avait laissé tomber le directeur de l’aménagement et du développement durable de la Ville de Trois-Rivières, envoyé au front pour répondre aux questions de la journaliste.

Disons-le comme ça : ce n’était pas la justification du siècle. Dans le reportage, ce haut fonctionnaire municipal semblait faire preuve de désinvolture. Peut-être n’était-ce qu’une fausse impression. N’empêche, il ne paraissait pas très bien.

Joan Hamel a vu passer le reportage sur Facebook. Elle a commenté : « Une nouvelle qui démontre l’incompétence d’une personne qui défend ce projet de développement. Doit-on vraiment lui faire confiance ? »

Un commentaire critique, donc. Un peu rapide, sans doute. Pas très gentil, on s’entend. Mais il n’existe rien de tel qu’un droit inaliénable à la gentillesse dans la Charte québécoise des droits et libertés. Ni à la civilité, d’ailleurs.

Joan Hamel a consacré sa carrière à la santé et à la sécurité au travail. Elle a enseigné la prévention des maladies professionnelles et milité pour l’adoption de politiques de prévention du harcèlement et de la violence au travail.

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Joan Hamel

C’est aussi une citoyenne engagée. Jusqu’à présent, elle avait toujours eu l’impression d’être du côté des bons. De se battre pour des causes importantes.

Alors, quand un huissier a cogné à sa porte, le 17 juillet, elle est tombée des nues. D’autant plus que la lettre que lui tendait l’officier de justice contenait les mots « violence » et « manque de civisme ».

Pour la première fois de sa vie, on l’accusait d’être du côté des méchants.

La lettre proclamait que Joan Hamel avait contrevenu à la « Politique sur la prévention de la violence dans les interactions avec le personnel de la Ville de Trois-Rivières ». En cas de récidive, elle risquait de se voir coller un constat d’infraction.

L’amende pouvait atteindre 1000 $. Son crime ? Ses quelques lignes, sur Facebook, à propos de la supposée incompétence d’un haut fonctionnaire municipal. « J’étais sous le choc, confie-t-elle. On a pris un gros canon pour tirer sur une petite mouche. »

Joan Hamel a riposté. La Ville tente de lui passer le bâillon, a-t-elle dénoncé en conférence de presse. Les médias locaux n’ont pas tous été tendres envers l’administration municipale, accusée de chercher à faire peur, à museler ses critiques.

Je crois toutefois qu’il faut prendre un pas de recul pour évaluer cette affaire dans son contexte. Le dossier d’expansion du parc industriel a fait monter les tensions, au point de provoquer une véritable crise à l’hôtel de ville de Trois-Rivières. Des employés affirment être ébranlés. L’administration est allée jusqu’à imposer un détecteur de métal aux citoyens qui voulaient assister à une assemblée municipale. Et, si une séance d’information sur le plan d’expansion du parc industriel s’est tenue en webdiffusion, fin juin, ça n’avait rien à voir avec la COVID-19. C’était pour des raisons de sécurité.

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Le maire de Trois-Rivières Jean Lamarche

À bout de nerfs, le maire Jean Lamarche a quitté son poste pendant six mois. « Quand j’ai décidé de revenir, en juillet, c’était sur certaines bases. » Il voulait assainir le climat de travail. Il a prévenu les leaders syndicaux : « Si vos membres sentent une quelconque pression, de la part du conseil ou de la population, je les encourage fortement à utiliser les outils mis à leur disposition pour préserver leur santé. »

C’est dans ce contexte, donc, que les services juridiques de la municipalité ont cru bon donner un avertissement à Joan Hamel. « Les fonctionnaires de la Ville de Trois-Rivières ont le droit de travailler dans un milieu exempt de violence et de propos incivils et doivent être protégés d’attaques personnelles sur la place publique en raison des gestes qu’ils posent dans l’exercice de leurs fonctions », lit-on dans la lettre.

Éberluée, Joan Hamel n’a pas eu l’impression que ces mots s’adressaient à elle. « Je ne me sentais pas concernée. Je me disais : il me semble que ce n’est pas moi, ça. Je n’ai pas fait ça. »

La Politique sur la prévention de la violence de la Ville de Trois-Rivières passerait difficilement le test des tribunaux, estime Louis-Philippe Lampron, professeur à la faculté de droit de l’Université Laval.

L’intention est louable, admet-il. Face à la multiplication des actes agressifs et harcelants, la Ville s’est engagée à ne plus rien laisser passer. « Mais ce qui ne doit plus passer, c’est ce qui est déjà illégal. » Les propos haineux, par exemple, font partie des limites à la liberté d’expression garantie par les chartes.

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Louis-Philippe Lampron, professeur à la faculté de droit de l’Université Laval

Il faut se lever de bonne heure pour imposer un nouveau critère, surtout aussi flou que l’incivilité, comme limite raisonnable à la liberté d’expression. Envoyer l’huissier et laisser entendre qu’une amende sera imposée si on refait un commentaire sortant de ce que la Ville de Trois-Rivières juge acceptable, ça ne marche pas…

Louis-Philippe Lampron, professeur à la faculté de droit de l’Université Laval

Non seulement ça ne marche pas, mais en plus ça risque d’être contreproductif. On s’en doute, l’affaire Joan Hamel n’a rien fait pour calmer la grogne populaire. Désormais, l’administration municipale est même accusée de censure. Ce n’est pas comme ça, déplore Mme Hamel, que la Ville parviendra à inculquer une culture de participation citoyenne à Trois-Rivières.

Le maire Jean Lamarche insiste : il n’a pas été impliqué dans la décision des services juridiques de la Ville, dont les avocats agissent un peu comme des procureurs indépendants. N’empêche, il s’est engagé à revoir la politique. Peut-être laissera-t-on tomber l’huissier, à l’avenir. Sans doute vaut-il mieux ranger l’artillerie lourde quand vient le temps de rappeler les citoyens à l’ordre.

« Mais je pense que, comme premier magistrat, j’ai le devoir de mettre en place des outils pour protéger mes employés, maintient Jean Lamarche. La pandémie et [le recours croissant aux] médias sociaux font en sorte qu’il va falloir avoir, collectivement, une réflexion sur les modes d’expression de notre indignation et de notre désaccord. Pour moi, il y a une différence entre liberté d’expression et atteinte à la réputation. À partir du moment où on traite quelqu’un d’incompétent, une ligne est franchie. Je comprends le droit de ne pas être gentil, mais quelques fois, peut-on s’interroger sur la portée de nos actes ? Juste ça ? »

1. Lisez le reportage de Radio-Canada