Trois-Rivières va peut-être trop loin pour protéger ses employés. Reste qu’il faut bien faire quelque chose pour lutter contre les incivilités, qui font des ravages partout, notamment dans les secteurs de la santé et de l’éducation. Mais comment faire, au juste, pour mater cette inquiétante rogne collective ?

Directeur adjoint du Centre de services scolaire des Mille-Îles, Sylvain Bruneau n’avait que 56 ans lorsqu’il a pris sa retraite, en 2022. Pour voyager, a-t-il expliqué à son entourage. Pour profiter de la vie, trop courte. « Mais la vraie raison, c’est que je n’en pouvais plus des parents quérulents. »

Le gestionnaire en avait par-dessus la tête de ces parents-rois, toujours plus nombreux, qui s’emportent, estiment que tout leur est dû et se plaignent sans cesse pour les moindres bêtises. « Un moment donné, je me suis dit : c’est assez. Je quitte le navire. »

Si le gouvernement peine à recruter des enseignants à la rentrée, c’est en partie en raison de ces parents insupportables, toujours plus nombreux. Parmi le millier d’enseignants qui décrochent chaque année, beaucoup ont été poussés à bout par des individus qui semblent avoir oublié comment se comporter en société, estime Sylvain Bruneau.

« Cela provoque une démobilisation. Il y a bien des jeunes profs qui lâchent après quelques années parce qu’ils n’en peuvent plus. » La majorité des parents sont très corrects, admet-il. « Mais il y a de plus en plus de trolls avec lesquels il n’y a aucun dialogue possible. Ceux-là te compliquent la vie drôlement. »

Il ne compte plus les menaces de poursuites, les appels incessants, les cris, les insultes qu’il a été forcé d’endurer en tant que gestionnaire.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Sylvain Bruneau, ex-directeur adjoint du Centre de services scolaire des Mille-Îles

De plus en plus d’individus n’acceptent pas de se faire dire non. Œuvrer auprès du public n’a jamais été aussi difficile. J’ai passé 30 années en éducation et, de loin, les dernières ont été les plus éprouvantes.

Sylvain Bruneau, ex-directeur adjoint du Centre de services scolaire des Mille-Îles

Ce manque total de savoir-vivre ne se limite pas au milieu scolaire, croit le jeune retraité. « Maintenant, on voit apparaître partout des affiches prévenant qu’aucune violence ne sera tolérée, que le respect est exigé… Ça se vit partout. C’est vraiment un phénomène de société. »

Est-ce l’effet de la pandémie, des confinements répétés, de l’inflation, des réseaux sociaux, d’une fatigue généralisée ? Un peu de tout ça ? Toujours est-il que le bouchon a sauté. Les clients, les usagers, les élèves, les patients… tout le monde, partout, pète les plombs. Et ce n’est pas qu’une impression de gestionnaire à bout de souffle.

Selon un rapport de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), les lésions attribuables à la violence ont augmenté de 25,7 % entre 2018 et 2021 (35,9 % pour la violence physique et 8,2 % pour la violence psychologique). Les secteurs les plus touchés sont, de loin, ceux de la santé et de l’éducation.

PHOTO FOURNIE PAR JULIE BLAIS COMEAU

Julie Blais Comeau, spécialiste de l’étiquette et fondatrice d’ÉtiquetteJulie.com

« J’ai de plus en plus de demandes pour offrir des ateliers sur l’incivilité, autant dans les sociétés privées qu’au sein du gouvernement, affirme Julie Blais Comeau, spécialiste de l’étiquette et fondatrice d’ÉtiquetteJulie.com. L’incivilité est très coûteuse. Pensez aux conséquences du stress, de l’épuisement et des congés de maladie. »

Le monde municipal est aussi durement touché. En 2021, la Sûreté du Québec a reçu 400 signalements de propos menaçants envers des élus ; 25 fois plus qu’en 2019. Selon l’Union des municipalités du Québec, au moins 311 élus ont remis leur démission depuis les élections de novembre 2021.

La Ville d’Amos a installé un « bouton panique » pour alerter la Sûreté du Québec en cas d’urgence. À Magog, seules les demandes formulées avec civisme reçoivent une réponse. La Ville de Québec a lancé le projet Bouclier pour soutenir ses 7000 employés.

« Plusieurs nous relataient à quel point c’était difficile sur le terrain, raconte Marie-Josée Asselin, vice-présidente du Comité exécutif de la Ville de Québec. Des policiers qui se font envoyer promener, des signaleurs qui se font frôler par des voitures, des arbitres qui se font insulter… »

La municipalité est déterminée à ce que ça cesse. En plus de lancer une campagne de sensibilisation, au printemps dernier, elle a créé un comité chargé de recevoir les plaintes de ses employés. Sans aller jusqu’à adopter une politique spécifique contre les incivilités, comme à Trois-Rivières, la Ville de Québec compte faire appel à la police et à ses services juridiques lorsque des gestes illégaux, comme des menaces ou des gestes de violence, seront faits à l’endroit de ses employés.

« C’est comme des gouttes d’eau qui s’accumulent, explique Mme Asselin. Quand cela fait partie de ton quotidien, cela devient extrêmement toxique. [Avec le projet Bouclier], on voulait envoyer un signal que ce n’était pas acceptable de traiter les employés municipaux de cette façon-là, qu’ils étaient au service des citoyens, qu’on ne tolérerait pas ça. »

Reste à voir si les démarches de la Ville de Québec porteront leurs fruits. Sinon, comment faire pour que ça cesse ? En plus d’offrir des formations à leurs employés, entreprises et organismes publics posent bien sûr ces fameux écriteaux bien en vue : aucune incivilité ne sera tolérée, sous quelque forme que ce soit. C’est bien joli, mais… est-ce que ça fonctionne ?

Pas nécessairement, estime Julie Blais Comeau. « Ça met en lumière le négatif, ce qui est à ne pas faire… »

Ces écriteaux, c’est un peu une façon de dire : taisez-vous. Prenez un numéro. Ne posez pas de questions. Surtout, ne vous plaignez pas, même si vous poireautez depuis des heures…

Ces mises en garde écrites, c’est comme si on voulait mettre le couvercle sur la marmite en espérant que ça suffira pour éviter les débordements. Pourtant, ça ne réduit en rien les frustrations – parfois fort compréhensibles, il faut bien l’admettre. Des bureaux des passeports à ceux de la Société de l’assurance automobile du Québec, en passant par les corridors encombrés d’une salle des urgences, le parcours de l’usager moyen est semé d’embûches.

Ce n’est évidemment pas une raison pour manquer de savoir-vivre – encore moins pour recourir à la violence. Cela dit, si la Ville de Trois-Rivières semble parfois aller trop loin dans la défense de ses employés, d’autres organisations risquent au contraire… de ne pas en faire assez.

Les employeurs ne peuvent pas se contenter d’offrir des formations pour apprendre à leurs employés comment gérer l’agressivité des citoyens. Ils ne peuvent pas davantage se contenter d’afficher des avertissements sur les panneaux de plexiglas censés protéger les réceptionnistes – d’abord de la COVID-19 et, désormais, des enragés.

Les employeurs doivent s’attaquer à la source du problème. Réfléchir à ce qui provoque ces incivilités croissantes. Y a-t-il assez de réceptionnistes, justement ? Les délais imposés aux usagers sont-ils humainement acceptables ? Les employés, aussi exténués soient-ils, font-ils preuve d’un minimum d’égard envers les clients, les patients ?

« Avec la pénurie de main-d’œuvre, il y en a qui se permettent de péter leur coche parce qu’ils n’en peuvent plus d’attendre », constate Julie Blais Comeau. Ce comportement entraîne une démobilisation qui fragilise encore davantage les équipes à bout de souffle. « C’est un cercle vicieux. »

Évidemment, il ne serait pas mauvais, en plus de tout ça, de revenir à la base du vivre-ensemble. Dire bonjour, s’il vous plaît, merci. Se rappeler les règles élémentaires de la politesse, celles qui nous ont été inculquées dès l’enfance et que nous semblons oublier dès que nous nous retrouvons face à un cône orange, un panneau de plexiglas ou un écran d’ordinateur. Ça vaut pour l’employé comme pour l’usager, croit Mme Blais Comeau. « La civilité, comme l’incivilité, est contagieuse. »

25,7 %

Pourcentage d’augmentation des lésions attribuables à la violence au Québec entre 2018 et 2021 (35,9 % pour la violence physique et 8,2 % pour la violence psychique)

Source : Statistiques sur la violence, le stress, le harcèlement en milieu de travail, CNESST

Des milieux à risques

En 2021, plus des trois quarts des lésions attribuables à la violence physique sont survenus dans les milieux de la santé (62,1 %) et de l’enseignement (18,6 %).

Source : Statistiques sur la violence, le stress, le harcèlement en milieu de travail, CNESST

Appel à tous : la colère et vous

Avez-vous été témoin d’incivilités dans votre vie de tous les jours ? Vous arrive-t-il vous-même de perdre patience ? Qu’est-ce qui vous met en colère dans vos interactions avec des entreprises ou des organisations publiques ? Et comment devrait-on s’y prendre pour que tout le monde garde son calme ? Votre témoignage pourrait être publié dans la nouvelle section Dialogue. Conçue pour discuter, s’ouvrir à l’autre et donner du sens à notre monde, cette section sera lancée dès lundi.

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