Vous connaissez la théorie des dominos ? C’est un concept mis de l’avant par les États-Unis au milieu du XXe siècle pour justifier leurs interventions militaires là où le communisme se pointait le nez.

L’idée était simple : si un pays bascule vers le communisme, les pays voisins vont suivre, comme autant de dominos.

C’est la crainte d’une pareille contagion qui incite aujourd’hui Meta et Google à bloquer les nouvelles ici : ils craignent que la Californie suive dans la foulée de la « révolution » canadienne, puis d’autres États américains, puis d’autres pays…

Et manifestement, chers lecteurs, ça vous interpelle !

Vous avez été très nombreux ces derniers jours dans ma boîte de courriel à décrier les décisions de Facebook puis Google de faire disparaître les nouvelles de leurs plateformes.

En réaction à mon texte de la semaine dernière, vous avez déploré la toute-puissance de ces géants, leur culot et leur mépris. Vous avez comparé Facebook à une jungle, à des piranhas et même à Poutine ! Et vous avez juré, en grand nombre, de ne plus jamais visiter Facebook !

« Je suis vraiment préoccupé par LE CHANTAGE ET L’ARROGANCE de Meta, écrit Pierre Poliquin. Je vais me désabonner de Facebook, non sans fournir la procédure à mes amis et les inviter à en faire autant. »

Parmi vos messages, une réaction revenue fréquemment mérite qu’on s’y attarde. En gros, vous me dites : « Monsieur Cardinal, cessez donc de vous plaindre, et profitez-en pour reprendre les parts de marché que Facebook vous a volées ! »

« Meta vient de vous servir une occasion en or : reprenez tout l’espace que vous avez perdu, il vous laisse le champ libre », écrit Guy Le Houillier.

« Ceux qui allaient chercher des nouvelles sur Facebook vont sûrement aller sur les plateformes de La Presse, Radio-Canada, etc. », ajoute Carol Gagnon.

Bon point.

Mais il y a un gros mais…

Oui, les médias pourraient profiter de l’abandon des nouvelles par Google et Meta (Facebook, Messenger, Instagram) pour attirer chez eux les internautes en manque de nouvelles… si on était encore en 2004.

Lorsque Facebook est né, il y a près de 20 ans, la consommation d’information se faisait de manière active.

Les citoyens cherchaient à être informés.

Ils faisaient l’effort de rechercher les nouvelles.

Ils achetaient des journaux, syntonisaient une station de radio, ouvraient la télé pour avoir accès au bulletin de nouvelles.

Bref, ils allaient vers l’information.

Or, depuis l’avènement de l’internet, et plus particulièrement des réseaux sociaux, les habitudes se sont transformées. C’est le cas pour les plus jeunes générations, mais pas seulement.

Un des grands changements qui s’est produit, c’est le renversement de l’effort : l’info vient plus souvent à vous aujourd’hui que l’inverse.

Elle vous est poussée, en quelque sorte, par les alertes, les courriels et les infolettres, par TikTok, Instagram et Facebook.

Si bien que le consommateur de nouvelles qui n’a pas connu le rituel matinal qui l’amenait à cueillir lui-même l’information a bien des chances aujourd’hui d’attendre qu’elle lui soit livrée, sans effort.

Dans un tel contexte, on peut bien espérer que les habitués de Facebook, qui sont nombreux à visiter quotidiennement le réseau pour s’informer, vont simplement migrer vers les plateformes de La Presse, du Devoir ou de TVA Nouvelles.

Mais la dure réalité, c’est qu’ils vont probablement migrer vers d’autres réseaux sociaux, comme ont déjà commencé à le faire les moins de 40 ans, en privilégiant aujourd’hui YouTube, TikTok et Instagram… où les nouvelles seront aussi bloquées.

Cela m’amène à répondre à l’autre réaction fréquente suscitée par mon texte de samedi dernier : la raison pour laquelle les médias sont sur les réseaux sociaux… même s’ils les accusent de « piller » leur contenu.

« Facebook et Google vous volent littéralement, ne payant rien pour votre travail tout en s’emplissant les poches avec celui-ci », note Pierre Forest. Et pourtant, ajoute Claude Champagne, « vous avez vous-même investi Facebook. Or, on ne peut pas offrir son contenu gratuitement à une plateforme et se plaindre ensuite ! »

C’est vrai. Mais les médias ne peuvent ignorer les changements d’habitude qui se sont produits ces dernières décennies. Si les gens sont sur les réseaux, a fortiori pour s’informer, la meilleure façon pour un journal de cesser de renouveler son lectorat, c’est d’ignorer cette évolution !

Individuellement, on a accepté que ces grands acteurs prennent une telle place dans nos vies. Et collectivement, on les a laissés grossir, sans que les autorités interviennent, ce qu’elles faisaient pourtant dans le passé pour briser les monopoles.

Les réseaux sont devenus oligopole, et avec le temps, les éditeurs de journaux ont embarqué avec comme accord tacite que les deux parties profitaient de l’échange. Les journaux acceptaient de publier sur les réseaux parce que ça amenait du trafic, et les réseaux acceptaient de rabattre du monde sur les sites des médias parce que ça leur rapportait à la fois des données, de la pub et beaucoup d’argent.

Mais rapidement, il est apparu que l’échange n’était pas équitable, puisque les journaux payaient seuls pour le journalisme qui profitait aux plateformes, qui ne mettent pas un sou dans le contenu tout en engrangeant les revenus qu’il rapporte.

C’est le déséquilibre auquel s’attaque la Loi sur les nouvelles en ligne du fédéral (projet de loi C-18), qui vise à forcer certains acteurs à s’asseoir et à négocier des ententes avec les médias, sous forme de redevance pour l’utilisation de leur contenu.

Car les médias cherchent simplement à capter une juste valeur pour ce contenu publié et partagé ailleurs. Ils ne demandent certainement pas de disparaître des plateformes où une part croissante des citoyens se trouvent.

Lisez le Digital News Report Canada 2023 Lisez la chronique « Meta assène un coup bas aux médias »