Si Russell Brown avait siégé à la Cour suprême des États-Unis plutôt qu’à celle du Canada, sans doute serait-il encore juge.

Le « cas » Brown contraste en tout cas de manière spectaculaire avec celui de deux juges actuels de la plus haute cour américaine qui, apparemment, n’ont de compte à rendre qu’à Dieu au sujet de leur conduite privée.

Jamais avant Russell Brown un juge de la Cour suprême canadienne n’avait fait l’objet d’une enquête du Conseil de la magistrature. Son cas est aussi unique en ce qu’il était l’objet d’une plainte pour son comportement dans le bar d’un hôtel, et non pour une faute commise dans l’exercice de ses fonctions.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L’ex-juge de la Cour suprême du Canada, Russell Brown

Si je dis que ça ne serait pas arrivé aux États-Unis, c’est que d’abord, il n’y aurait eu aucune enquête pour un juge ayant eu un comportement douteux dans un bar d’hôtel.

Pour une raison très simple : les juges de la Cour suprême américaine, dont le pouvoir et le poids dans la vie politique sont pourtant incomparables, ne sont pas soumis au système de discipline et de déontologie des autres juges fédéraux. Ils sont les juges de leur propre comportement, et sauf une procédure de destitution, ils n’ont à répondre qu’à Dieu.

Des hommes dans un bateau exhibent fièrement des saumons assez gras pour faire la première page d’un magazine de pêche. Mais la photo a plutôt été diffusée par le site de journalisme d’enquête ProPublica, et les vedettes ne sont pas les poissons, mais les pêcheurs : le milliardaire Paul Singer et le juge de la Cour suprême américaine Samuel Alito.

ProPublica a révélé la semaine dernière que Singer, dirigeant d’un « fonds vautour », a payé au juge Alito un voyage de pêche luxueux en Alaska – incluant le transport en jet privé, cela va de soi…

La loi oblige des employés fédéraux et les juges de la Cour suprême américaine à révéler les cadeaux qu’ils reçoivent – ce qui dépasse la simple hospitalité. Le juge Alito ne l’a pas fait, même si ce séjour vaut des dizaines de milliers de dollars.

Plus grave : le juge Alito ne s’est pas récusé quand la Cour suprême américaine a entendu une cause visant le fonds de Singer. Dans cette affaire, l’Argentine a été condamnée à verser 2,4 milliards à la société de l’ami de pêche du juge.

Singer, en effet, se spécialise dans le rachat de mauvaises créances des États. Le vote d’Alito n’a pas été déterminant, puisque la cause s’est décidée 7 à 2. Mais l’apparence de conflit d’intérêts commandait qu’il ne siège pas, bien évidemment.

Détail piquant : les journalistes avaient écrit à la Cour suprême pour obtenir la version du juge, en envoyant une liste de questions. Quelques heures plus tard, le juge Alito faisait publier dans le Wall Street Journal sa version des faits, selon laquelle il n’a rencontré Singer que quelques fois, n’a jamais parlé de ses affaires et ne savait pas qu’il était le président du fonds qui avait un litige devant la Cour suprême. Pour le reste, il ne s’agissait que d’hospitalité, rien de plus, et il n’a fait que prendre un siège dans un jet qui autrement aurait été vide.

Les lecteurs du Wall Street ont donc obtenu une réplique personnelle du juge… avant même que l’article soit publié.

Plus tôt cette année, ProPublica avait révélé les liens de l’autre juge ultraconservateur de la Cour suprême américaine, Clarence Thomas. Celui-ci a bénéficié de bien plus qu’un voyage de pêche. Pendant des années, il s’est fait payer des vacances de luxe et a fait payer des études privées pour son neveu (élevé comme son fils) par Harlan Crow, un autre milliardaire et financier du Parti républicain. Car Singer aussi est un gros donateur républicain.

Thomas n’a jamais divulgué ces cadeaux, évalués à plus de 500 000 $.

Un juge fédéral de plus bas niveau, ou un fonctionnaire fédéral américain, en subirait les conséquences. Mais voilà, les juges de la Cour suprême des États-Unis ne sont pas soumis au code de conduite des autres juges fédéraux. Théoriquement, ils peuvent être l’objet d’une procédure de destitution – « impeachment » – devant le Congrès, ce qui est arrivé une fois en 1805, sans succès. Mais aucun organisme de surveillance n’a le pouvoir d’enquêter sur eux.

Au Canada, les juges de la Cour suprême sont soumis au même régime déontologique que les autres juges de nomination fédérale. C’est pourquoi une enquête a été ouverte quand un ex-Marine américain a porté plainte contre le juge Brown pour son comportement dans une nuit arrosée dans un hôtel d’Arizona.

Quand il a su que la plainte allait être examinée en public, le juge Brown a préféré démissionner.

Dans une entrevue, l’ancien juge en chef Antonio Lamer s’était interrogé à voix haute devant moi : quelle conduite est inacceptable pour un juge dans sa vie privée ? On s’attend à ce qu’il ait un comportement exemplaire, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Peut-il « prendre un coup » dans un lieu public ? Chez lui ?

C’est le genre de questions délicates qu’aurait dû tenter de résoudre le Conseil de la magistrature, s’il avait entendu l’affaire du juge Brown. A-t-il vraiment fait des baisemains à des femmes ce soir-là ? Les a-t-il suivies de manière étrange, avant que leur ami ne lui donne des coups de poing ? Un débat qu’on devine vaguement gênant pour le principal intéressé, même si la police de Scottsdale a conclu qu’aucune infraction criminelle n’a été commise.

Il aurait fallu décider si sa conduite méritait une réprimande, une destitution, ou rien du tout.

Pour destituer un juge, protégé par l’indépendance de fonction, il faut que son comportement porte « manifestement et si totalement atteinte » aux principes d’intégrité. Au point où il ébranle « la confiance du public » et le rende incapable de remplir ses fonctions. La marche est haute.

Depuis deux semaines, plusieurs juristes répondent « non » à ces questions et estiment que le juge Brown a été victime d’un système trop sévère, trop long. C’est la porte ouverte à des plaintes politiquement motivées, qui auraient pour effet au moins de neutraliser des juges de la Cour suprême un certain temps ; le juge en chef Richard Wagner a ni plus ni moins suspendu le juge Brown quatre mois.

À cela, je réponds qu’il n’est pas trop sévère, mais trop inefficace. On n’est pas devant une cascade de démissions, tout de même.

La réforme de la discipline des juges, en voie d’être adoptée, simplifiera le processus et le rendra plus transparent. Le juge en chef lui-même déplore son opacité. Le rapport d’enquête sur le juge Brown, qui a justifié une audience publique (annulée pour cause de démission), devrait être public. Autrement, on peut prétendre que le juge Brown a été traité injustement – c’est ce qu’il dit en d’autres mots.

On ne voudrait certainement pas d’un système d’autorégulation éthique à l’américaine. Mais toute l’affaire Brown confirme la nécessité de raffiner le système canadien au plus vite.