Bien avant d’avoir été un des juges les plus éminents de sa génération 30 ans durant, Louis LeBel a été un pionnier du droit du travail de l’après-Duplessis.

Il a été un avocat des travailleurs et des syndicats pendant les turbulentes années 1960-1970, qui ont vu une succession de lois d’exception et même l’emprisonnement des chefs syndicaux, en 1973.

« Progressiste » sur le plan social, il s’est pourtant fait connaître du public en 1989 quand il a signé le jugement majoritaire de la Cour d’appel du Québec (trois juges contre deux) interdisant à Chantale Daigle de se faire avorter. La Cour suprême allait unanimement casser cette décision quelques semaines plus tard.

C’est peut-être le paradoxe de ce juriste savant et affable : on ne le classerait certainement pas parmi les « conservateurs », au sens américain du terme. Dès les années 1960, il était connu pour faire la promotion des femmes dans cette profession alors très largement masculine, notamment en faisant inscrire dans le contrat d’emploi de son bureau d’avocats un congé de maternité payé de six mois – ce qui à l’époque était pratiquement inédit.

Mais assurément, l’homme était imprégné d’une profonde foi catholique, qui affleure entre les lignes dans la décision Daigle, aussi élaborée soit-elle, quand il est question des droits du fœtus. J’oserais dire, pour en avoir parlé avec des collègues, qu’il la regrettait, seule ombre dans une carrière exceptionnelle.

Bien avant d’être nommé juge, Louis LeBel avait été auteur, avec Robert Gagnon et Pierre Verge, d’un traité sur le droit du travail au Québec. « La bible du domaine », dit Louise Otis, elle-même avocate en droit du travail avant de siéger aux côtés du juge LeBel.

« Le Québec était vraiment arriéré pour la protection des syndiqués. On sortait de l’ère Duplessis, les droits des travailleurs étaient bafoués ; on a fait un pas de 20 ans d’un coup, dit Louise Otis.

Il a fait beaucoup pour la reconnaissance des syndicats, en particulier les syndicats d’enseignantes. Il a toujours été du côté des personnes vulnérables, toujours présent pour les causes sociales.

Louise Otis, ancienne juge de la Cour d'appel du Québec

Cet érudit qui promenait une tête échevelée de poète plus que de magistrat pouvait parler de littérature allemande ou espagnole (lue dans le texte, bien sûr) comme de droit anglais du XIXe siècle. Il avait évidemment terminé premier de sa promotion à l’Université Laval. Je dis évidemment, car quel que soit l’ex-collègue interrogé, tous mettent en évidence son intelligence supérieure et la profondeur étourdissante de ses connaissances en droit.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Louis LeBel, en 1999

Nommé directement à la Cour d’appel – ce qui est rare – en 1984, puis à la Cour suprême en 2000 par Jean Chrétien, il a rendu plusieurs jugements marquants en droit criminel. Il a décidé que les juges ont tout à fait le pouvoir d’infliger la peine maximale pour un crime sans avoir affaire au pire délinquant – ce qui pourrait le ranger parmi les juges de « droite ». Mais il a aussi rédigé le jugement décriminalisant la sodomie pour les mineurs, ce qui ne figure pas vraiment dans le catalogue conservateur.

Il a été inclassable à la Cour suprême, en fin de compte, affirmant tantôt les pouvoirs du Parlement, les restreignant à d’autres occasions. Dans l’affaire Lola, sur les conséquences de l’union de fait au Québec, il avait rejeté les arguments de cette femme séparée d’un milliardaire à qui elle n’était pas mariée, et qui réclamait une compensation financière. Bien des injustices peuvent résulter de bien des situations conjugales, écrivait-il. Mais ce sera au législateur, pas aux juges, « d’intervenir s’il considère que les conséquences de ces choix autonomes engendrent des difficultés sociales auxquelles il importe de remédier ».

Les journalistes se souviennent de sa décision dans l’affaire Radio Sept-Îles, qui accordait une certaine marge de protection aux médias en matière de diffamation. Plus tard, il a rédigé la décision dans l’affaire Leblanc, qui affirmait la protection des sources journalistiques.

Lui qui fut peut-être le plus productif de toute la Cour suprême pendant son passage a été aussi entre tous un défenseur constant de la spécificité du droit civil québécois face à la tendance à l’uniformisation canadienne.

Jeudi, Jean-François Gaudreault-Desbiens, ex-doyen de la faculté de droit de l’Université de Montréal, rappelait aussi ce trait, qui n’est pas donné à tous les juges : l’homme avait une plume fine, malgré les sujets arides qui échouaient sur sa table de travail.

Voyez comment il attaquait le jugement Ciment St-Laurent : « Né de la poussière, destiné à y retourner, l’être humain se résigne mal à vivre en elle. Parfois, las du balai et du seau d’eau, il n’hésite pas à recourir aux tribunaux pour lui échapper. Le présent dossier le confirme. »

Louis LeBel est « retourné à la poussière », comme il dirait, mais après avoir marqué le droit contemporain de son pays comme très peu de juristes.

Lisez l’article « L’ancien juge de la Cour suprême Louis LeBel s’est éteint »