En 2007, l’homme d’affaires montréalais John D. découvre en « googlant » son nom qu’un site le présente comme un fraudeur et un pédophile condamné par un tribunal en 1984.

C’est faux. Google le reconnaît. Mais Google refuse de retirer le lien vers ce site.

Seize ans plus tard, au mois de mars dernier, un juge de la Cour supérieure à Montréal a condamné Google à verser 500 000 $ à John D. pour « dommages moraux » et ordonné le retrait du lien – mais seulement pour le territoire du Québec.

La multinationale, qui avait déjà retiré le lien vers ce site par le passé, se bat maintenant en Cour d’appel pour qu’on ne l’oblige pas à le supprimer. En d’autres termes, mis devant le fait que cet homme n’a jamais été condamné ou soupçonné de pédophilie ni d’aucun crime, Google veut qu’on puisse encore googler le nom de cet homme et être dirigé vers ce site mensonger et diffamatoire.

Sympathique, n’est-ce pas ?

Pendant ce temps, Google se bat férocement contre le projet de loi C-18, récemment adopté par les Communes à Ottawa, qui forcera les géants du web à verser des redevances aux entreprises de presse, dont elle utilise le contenu avec profit.

Un de ses arguments est que cette loi va contribuer à la propagation de désinformation.

Ne cherchez pas l’erreur, il n’y en a pas. Ces multinationales de l’internet veulent flotter au-dessus des lois des États et disent n’importe quoi pour y parvenir.

Google et Facebook sont tellement outrés de devoir redistribuer quelques miettes de leurs profits qu’ils menacent de couper le robinet de nouvelles des médias canadiens à leurs clients.

Oui, oui : Google veut empêcher les utilisateurs canadiens d’avoir accès au contenu de nouvelles en coupant des liens informatiques… Mais en même temps, Google est en cour pour défendre son droit de n’avoir rien à foutre des liens vers les sites les plus pourris de l’internet. Même en sachant qu’ils détruisent des vies.

Google est cette même société qui, en utilisant un stratagème fiscal maintenant interdit, avait envoyé 128 milliards d’euros (184 milliards de dollars canadiens) aux Bermudes, pour éviter l’impôt européen, entre 2012 et 2019.

Ce stratagème « double irlandais » et néerlandais est interdit depuis 2020. Mais soyez certain qu’on apprendra bientôt comment ces profits sont délocalisés et les États artistiquement floués dans la plus superbe légalité.

Intimidation, contournement des règles : c’est ainsi que Google et compagnie fonctionnent quand les États veulent les encadrer le moindrement.

Revenons à John D. et à son combat. Le juge Azimuddin Hussain l’a comparé à Joseph K. dans Le procès de Kafka, accusé d’un crime inconnu dans une procédure qui n’a pas de fin.

On ne peut révéler le vrai nom de John D., à cause d’une ordonnance de non-publication. Disons simplement qu’il a eu du succès en affaires. De Montréal, il a déménagé dans une grande ville américaine. Mais bizarrement, ses projets se sont mis à piétiner. Lui qui d’ordinaire avait beaucoup de succès et de contacts, sentait qu’il était écarté par certaines personnes, sans savoir pourquoi.

Devant la cour, deux témoins sont venus dire au juge que John D. était exactement le genre de personne avec lequel ils auraient voulu faire des affaires, mais qu’un avocat les avait informés que des soupçons pesaient sur lui et qu’il valait mieux se tenir loin de lui.

C’est plus tard que John D. a appris qu’on chuchotait des choses à son sujet. Il a vite compris que son nom était « brûlé », et il est revenu à Montréal après bien des déboires.

Au bout de nombreuses démarches compliquées, Google a accepté de retirer le lien vers le site mensonger.

Mais voilà qu’en 2011, la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Crookes, dit essentiellement que les Facebook, Google et Twitter ne sont pas responsables pour la diffusion de liens vers des contenus diffamatoires.

Google décide donc de réactiver le lien !

C’est à ce moment que John D. a décidé de poursuivre. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait aux États-Unis ? D’abord, les poursuites en diffamation (contre Google) y sont beaucoup plus difficiles, et de toute manière, les délais de prescription locaux étaient déjà passés en 2007, quand John D. a eu connaissance du site. Ensuite, aux États-Unis, la loi protège les entreprises comme Google, qui ne sont pas considérées comme des éditeurs responsables du contenu qu’elles propagent.

Devant le juge Hussain, John D. réclamait 1 million en dommages moraux : il n’est plus l’homme qu’il était, ont dit les témoins. Cette épreuve l’a démoli, déprimé.

Impossible de vraiment prouver qu’il a perdu des contrats directement à cause des mensonges qui circulaient ; il n’a donc pas réclamé de dédommagement pour pertes financières.

Le juge note que Google se targue officiellement d’avoir pour « mission » de fournir « du contenu fiable et des occasions de libre expression à travers [ses] plateformes, tout en limitant l’accès à la désinformation dommageable ». Bref, de ne pas être seulement un distributeur « neutre » de contenus extérieurs.

Ça ne paraît pas trop dans ce cas…

J’ai demandé à l’avocat Doug Mitchell, qui a représenté John D., qui à son avis peut entreprendre une telle lutte contre Google. Car évidemment, il y a des John D. aux quatre coins du monde.

« Presque personne, dit-il. La réalité c’est que, à moins que la cour ou la loi n’intervienne, Google peut permettre, faciliter la diffamation et la destruction de vies tout en sachant que ce n’est pas vrai et que ça fait un dommage énorme. »

Mais « presque personne » n’a les moyens de John D., qui a entrepris ces poursuites en… 2016. Et ça continue !

Google avait les moyens d’agir et savait que c’était faux et dommageable.

L’avocat Doug Mitchell, qui a représenté John D.

John D. veut des dommages punitifs : Google avait retiré le lien et l’a rétabli, sachant les dommages causés. Il veut aussi une ordonnance « mondiale ». Sans quoi il faudrait aller chercher un jugement dans chaque pays…

L’avocat de Google m’a dit vendredi qu’il n’était pas autorisé à me parler.

Mais on comprend que c’est tout le modèle d’affaires de Google qui est ébranlé par une obligation de vérification du contenu diffusé. Sauf que le droit n’est pas là pour protéger un modèle d’affaires dans ses aspects les plus malfaisants et destructeurs.

John D. vient de le prouver, que ce soit dit haut et fort : Google n’a rien à cirer de la vérité, des réputations et de la « désinformation ».