Voici l’annonce dont l’opposition rêvait. Contre toute attente, David Johnston a prolongé le supplice de la goutte.

Le rapporteur spécial nommé par Justin Trudeau est un ancien professeur de droit, et ça paraît.

Il s’est comporté comme s’il s’adressait à un juge froidement rationnel. Il cherchait le bon mécanisme pour trouver la vérité sans dévoiler d’informations confidentielles. Mais dans cette démarche, il a oublié que le problème n’est pas seulement que la population croit ne pas en savoir assez. C’est qu’elle a aussi l’impression qu’on lui cache des choses.

Il fallait en même temps faire toute la lumière pour les experts et rétablir la confiance du public. Or, M. Johnston s’est uniquement intéressé au premier volet.

Au lieu de dénouer la crise, il tire ainsi sur le nœud.

M. Johnston a bien résumé les questions cruciales sur les ingérences de Pékin : qui savait quoi, et depuis quand ? Qu’est-ce qui a été fait ? Les réponses dépendent d’informations secrètes. Pour des raisons de sécurité nationale, on ne peut en parler ouvertement. L’enquête publique est impossible, en conclut-il.

Il ajoute que le gouvernement n’a pas caché ou ignoré des menaces. Que s’est-il passé ? M. Johnston ne peut pas le dire publiquement. Secret d’État.

M. Johnston sait que plusieurs douteront de sa conclusion, alors il commande un rapport sur son propre rapport. C’est le comité parlementaire de la sécurité nationale qui contre-vérifiera son travail.

Il y aura une enquête publique, mais sur un sujet plus pointu : la façon dont le gouvernement et les autorités ont réagi face aux tentatives d’ingérence médiatisées.

Tant pour ce contre-rapport que pour l’enquête au mandat limité, M. Johnston perpétue la crise de confiance en s’en remettant à des gens ou à des instances déjà critiqués.

Il s’est choisi pour piloter l’enquête publique. Or, les conservateurs attaquent sa crédibilité. Ils exagèrent les liens entre MM. Trudeau et Johnston – ces prétendus « voisins de chalet » avaient en fait des résidences secondaires séparées par 55 km, entre Val-Morin et Mont-Tremblant.

M. Johnston, ex-gouverneur général nommé par Stephen Harper, a été membre de la Fondation Trudeau. Il défend son intégrité avec raison et avec conviction. Mais que cela lui plaise ou non, sa nomination a été politisée. Au lieu de confier la suite de l’enquête à une autre personne tout aussi compétente que lui, il s’entête. Même si l’ex-juge de la Cour suprême Frank Iacobucci a conclu qu’il n’était pas en conflit d’intérêts, la perception du public compte. S’il avait passé le flambeau, la discussion aurait été plus sereine.

L’autre risque de M. Johnston est de s’en remettre au comité des parlementaires ainsi qu’à l’office de surveillance responsables de la sécurité nationale et du renseignement. Ces deux instances valideront la conclusion du rapporteur sur l’absence de négligence gouvernementale. Pour cela, ils auront accès aux informations confidentielles.

« Le Parlement doit faire son travail », a insisté M. Johnston en tapotant du doigt sur son bureau. Voilà justement le problème : le Parlement fonctionne mal. Ces comités relèvent directement du premier ministre qui dirige un gouvernement minoritaire et qui n’a pas la confiance des conservateurs.

M. Johnston a péché par idéalisme. Il ressemble aujourd’hui à un gentilhomme égaré dans les fanges de la politique.

M. Johnston a relativisé le contenu des fuites sur les tentatives d’ingérence de Pékin dans les élections canadiennes.

Le travail de renseignement n’est pas une science exacte. Certaines informations sont bonnes, d’autres non. L’histoire des agences de renseignement, au Canada comme dans d’autres pays, est parsemée d’erreurs.

Selon le rapporteur spécial, les fuites auraient cité des éléments hors contexte. Elles seraient aussi dangereuses. Nos alliés perdent confiance. Ils se demandent si le Canada est digne de confiance en matière de partage du renseignement. Même si la confidentialité des sources est cruciale pour le journalisme, quand elle est utilisée pour avancer des allégations difficiles à vérifier, elle peut servir des individus ayant des motivations nébuleuses.

Une enquête publique complète aurait-elle permis d’examiner l’ensemble du dossier, au lieu de s’en remettre à des révélations disséminées au compte-gouttes ?

Non, soutient M. Johnston. Les informations confidentielles ne doivent pas être partagées avec la population.

Là-dessus, les experts ne s’entendent pas. Richard Fadden (ex-chef du Service canadien du renseignement de sécurité), Jean-Pierre Kingsley (ex-directeur général d’Élections Canada) et Artur Wilczynski (ex-directeur général des opérations de renseignement au Centre de la sécurité des télécommunications) croyaient que cet exercice aurait pu être mené avec certains garde-fous.

D’autres, comme Ward Elcock (ex-patron comme M. Fadden du SCRS) et Thomas Juneau (professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa), étaient sceptiques.

Les mises en garde de M. Johnston se comprennent donc. Ses solutions ne suffiront toutefois pas à restaurer la confiance du public. Il est difficile de croire que les fuites cesseront.

Justin Trudeau ne s’est pas aidé. Il a choisi un rapporteur spécial prêtant le flanc aux attaques de l’opposition et il a reporté une décision qu’il n’osait pas prendre lui-même.

Alors que les experts eux-mêmes étaient divisés, le premier ministre a pris un risque énorme en s’en remettant à un seul individu et en lui donnant un veto.

M. Trudeau dit vouloir respecter les institutions, mais il existe sûrement une façon moins masochiste pour lui de le faire.