(Ottawa) Une enquête publique indépendante n’est pas nécessaire pour faire la lumière sur l’ingérence étrangère durant les élections fédérales de 2019 et 2021, même s’il ne fait aucun doute que des pays autoritaires comme la Chine tentent encore aujourd’hui d’influencer les candidats et les électeurs, conclut le rapporteur spécial indépendant David Johnston dans un rapport rendu public mardi.

Ce qu’il faut savoir

Le rapporteur spécial David Johnston ne recommande pas de tenir une enquête publique sur l’ingérence étrangère dans un rapport rendu public mardi.

Il compte tenir des audiences publiques sur les lacunes dans le traitement et la communication des renseignements touchant l’ingérence étrangère.

Le premier ministre Justin Trudeau accepte les conclusions de M. Johnston.

Les partis de l’opposition fulminent et continuent de réclamer une enquête publique.

Contre toute attente, M. Johnston soutient qu’une telle démarche « ne serait pas envisageable en raison de la nature délicate des renseignements concernés », dans son rapport de 65 pages.

Le Parti conservateur, le Bloc québécois et le Nouveau Parti démocratique (NPD) ont vertement critiqué la décision de M. Johnston d’écarter cette option. Le premier ministre Justin Trudeau a pour sa part salué la qualité de son rapport.

S’il a rejeté une enquête publique, M. Johnston juge toutefois pertinent de tenir des audiences publiques sur les « graves enjeux » de gouvernance et de politiques qui ont été mis en relief au cours des dernières semaines, notamment l’échange de renseignements entre les agences de sécurité et les divers ministères, le bureau du premier ministre et les élus. Il propose de tenir ces audiences publiques dans le cadre de la deuxième phase de son mandat, qui prend fin en octobre.

Révélations du Globe and Mail

Les partis de l’opposition réclamaient depuis des mois la tenue d’une enquête à la suite des révélations du quotidien The Globe and Mail en mars selon lesquelles la Chine aurait utilisé des stratégies sophistiquées pour assurer l’élection d’un gouvernement libéral minoritaire et la défaite de certains candidats conservateurs jugés hostiles au régime communiste de Pékin durant le dernier scrutin.

Le quotidien a aussi révélé, il y a trois semaines, que le député conservateur Michael Chong et des membres de sa famille qui vivent toujours à Hong Kong avaient été la cible de manœuvres d’intimidation de la part d’agents chinois parce que le député ontarien avait parrainé une motion adoptée aux Communes qualifiant le traitement réservé à la minorité ouïghoure en Chine de génocide.

The Globe and Mail a eu accès à des rapports hautement confidentiels du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) détaillant les activités d’ingérence étrangère.

« Cas moins préoccupants »

Selon M. Johnston, il importe d’analyser ces renseignements dans leur contexte afin de pouvoir tirer « des conclusions éclairées », car selon lui, « les cas précis sont moins préoccupants que ce qu’ont laissé entendre certains médias ». Dans certains cas, ces renseignements « brossent un tout autre portrait de la situation que ce qui a été rapporté jusqu’à maintenant ».

À titre d’exemple, il affirme avoir revu les renseignements recueillis par le SCRS et n’avoir trouvé aucune preuve que la Chine a employé un stratagème pour faciliter l’élection d’un gouvernement libéral minoritaire en 2021, même s’il convient qu’un « petit nombre de diplomates » chinois ont exprimé une préférence pour le Parti libéral au détriment du Parti conservateur. Il a aussi conclu que l’allégation rapportée par Global News selon laquelle un député libéral de la région de Toronto, Han Dong, avait conseillé au consulat de Chine à Toronto en 2021 de retarder la libération des deux Michael était « fausse ».

M. Johnston tient à affirmer que les résultats des deux dernières élections fédérales n’ont pas été faussés par l’ingérence étrangère.

Il croit que les fuites médiatiques et les publications subséquentes ont mené à « des malentendus » en ce qui a trait aux incidents qui se seraient passés lors des élections de 2019 et de 2021.

« L’ingérence étrangère ne prend habituellement pas la forme de bouts de renseignements discrets et ponctuels et on ne peut pas la traiter en se disant ‟regarde ce que j’ai trouvé !”, à moins que la situation soit particulièrement urgente », note M. Johnston dans son rapport.

Il affirme que le gouvernement doit déployer les efforts qui s’imposent pour identifier les responsables de ces fuites, d’autant qu’elles peuvent causer des dommages aux intérêts du Canada. « On ne peut pas exclure la malice. »

Pas de nouvel éclairage possible

M. Johnston a admis dans son rapport qu’il avait au départ un préjugé favorable à la tenue d’une enquête publique, soulignant que « la transparence et la vérité sont les piliers de la confiance ». Mais il a changé d’avis à la suite des travaux qu’il a menés et après avoir eu accès à des documents « très secrets ».

Selon lui, il est peu probable qu’une enquête publique jette un nouvel éclairage sur toute cette affaire. Un tel exercice ne pourrait de toute façon pas avoir lieu « en public » en raison de la nature délicate des renseignements touchant la sécurité nationale.

Le rapporteur spécial indépendant a dit ne pas avoir relevé de cas où des ministres, le premier ministre ou leur cabinet « ont volontairement ignoré des renseignements, des conseils, ou des recommandations sur l’ingérence étrangère » en raison de considérations partisanes.

Cela dit, M. Johnston estime que le Canada doit adopter une stratégie sophistiquée et objective en matière de sécurité nationale. « L’ingérence étrangère ne mine pas seulement les partis politiques, mais aussi les fondements de notre démocratie », a-t-il avancé. Il émet le souhait que cette question puisse « transcender les divisions partisanes » et « unir tous les partis dans une cause commune visant à défendre notre démocratie et l’intégrité de nos élections ».

Dans le cadre de ses travaux, M. Johnston et son équipe ont rencontré une cinquantaine de personnes, dont le premier ministre Justin Trudeau et certains de ses ministres, ainsi que les responsables du SCRS, entre autres. Il a aussi rencontré le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, le chef du NPD, Jagmeet Singh, et l’ancien chef du Parti conservateur, Erin O’Toole.

M. Johnston a tenté de rencontrer l’actuel chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, mais ce dernier a refusé tout entretien avec lui.

Impartialité mise en doute

Le Parti conservateur et le Bloc québécois ont vertement critiqué la nomination de M. Johnston en faisant notamment valoir que les liens d’amitié entre ce dernier et la famille Trudeau pourraient mettre en doute son impartialité.

Le chef conservateur, Pierre Poilievre, a aussi relevé que M. Johnston avait été membre de la Fondation Pierre-Elliott-Trudeau. Rappelons aussi que M. Johnston avait été nommé gouverneur général par l’ancien premier ministre Stephen Harper.

En conférence de presse, mardi, M. Johnston a jugé « troublantes » les attaques des conservateurs, relevant qu’il n’avait pas eu de contact direct avec Justin Trudeau pendant 40 ans.

Ils ont dit

Le rapport réitère de manière indépendante et impartiale que les deux dernières élections au Canada ont été libres et équitables, et que les résultats ont représenté la volonté des Canadiens. […] Il n’y a aucune indication que la classe politique était en défaut d’agir sur des renseignements, de conseils ou de recommandations.

Justin Trudeau, premier ministre

Ce rapport a été truqué dès le départ et n’a aucune crédibilité. David Johnston, un copain de ski, un voisin de chalet et un ami de la famille de Justin Trudeau, s’est vu confier un faux travail par le premier ministre et a été chargé de balayer la dissimulation de Trudeau sous le tapis.

Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur

La tenue d’une enquête publique et indépendante sur l’ingérence chinoise est encore plus essentielle aujourd’hui, après cette sortie de David Johnston. Le rapporteur spécial saute à des conclusions que nous ne pouvons accepter […] sur la base d’informations qu’il gardera secrètes, malgré les révélations des médias.

Alain Therrien, leader parlementaire du Bloc québécois

La décision du rapporteur spécial Johnston de ne pas demander la tenue d’une enquête publique indépendante est incroyablement décevante pour les Canadiens qui se préoccupent à juste titre de notre démocratie. […] Il reste des questions sans réponse qui pourraient être abordées sans atteindre à la sécurité nationale, dans le cadre d’une enquête publique.

Jagmeet Singh, chef du NPD