André appelle ça un « vol légalisé ». J’appelle ça depuis des années l’industrie de l’action collective.

André est au nombre des 378 personnes victimes d’agression sexuelle par les Clercs de Saint-Viateur depuis 1935. La communauté religieuse a accepté de verser 28 millions aux victimes pour régler une action collective.

De cette somme, 5,6 millions iront aux avocats, vient de décider la Cour d’appel du Québec.

C’est déjà moins que les 8 millions prévus dans le règlement initial de l’affaire. Mais c’est énorme. C’est même indécent, à mon avis.

L’an dernier, quand André a vu que 8 des 28 millions s’en allaient directement dans le bureau d’avocats Dufresne Wee, il a levé la main.

« Euh… Excusez-moi, c’est pas un peu gourmand, comme honoraires ? »

Le juge Thomas Davis, de la Cour supérieure, était d’accord avec lui. Le magistrat a carrément rejeté l’entente, jugeant les honoraires « déraisonnables ». D’après le temps de travail déclaré par le bureau d’avocats (4279 heures), les 8 millions représentaient un tarif horaire de 1636 $.

Je signale que les avocats principaux au dossier avaient respectivement… un et trois ans d’expérience. Vous me direz : avec autant d’heures facturées, le métier rentre !

Ils s’étaient adjoint les services de deux avocats d’expérience, mais le gros du travail leur revenait.

Le bureau d’avocats a porté l’affaire devant la Cour d’appel.

Il y a un effet pervers aux actions collectives. Quand les avocats de la communauté religieuse et ceux des victimes s’entendent sur les détails d’un règlement, il n’y a pas de voix discordante devant la cour. D’un côté, les avocats des victimes veulent faire entériner l’entente ; de l’autre, les Clercs ont accepté de payer une somme globale et veulent en finir. Ce qui revient aux avocats des victimes ne les regarde pas. Les victimes elles-mêmes n’ont pas voix au chapitre individuellement : c’est un groupe.

Le principe même d’une action collective est de réunir en un seul procès toutes sortes de causes éparpillées. Un représentant parle au nom du groupe, mais encore là, il s’en remet aux avocats.

André, connu officiellement sous les initiales « B. F. », ou « membre dissident », se retrouve donc en Cour d’appel devant un bureau d’avocats qui déploie l’artillerie lourde pour défendre ses millions.

André ne connaît pas grand-chose au droit, mais il veut être entendu. La cour accepte de faire nommer un « ami de la cour ». André propose un avocat radié et l’ex-juge Claire L’Heureux-Dubé, qu’il a vue dans un documentaire sur l’accès à la justice et en qui il a confiance – avec raison, même si elle a 95 ans !

Finalement, c’est l’avocat d’un grand bureau de Montréal qui est choisi pour donner une opinion « objective » sur l’entente. Il va suggérer des honoraires beaucoup plus modestes : entre 3,5 millions et 4,1 millions.

Il y a deux semaines, la Cour d’appel du Québec a rendu sa décision. Au final, elle rejette l’approche du juge Davis : on ne peut pas se contenter de constater un gros écart entre le taux horaire officiel (250 $ ici, selon ces avocats peu expérimentés). Tout dépend des circonstances.

La Cour d’appel donne tort au juge d’avoir rejeté l’entente à cause des honoraires. Mais, fait intéressant, rendus en Cour d’appel, les avocats des victimes ne réclamaient plus « que » 5,6 millions. C’est dire qu’ils laissaient sur la table 2,4 million.

Pourtant, au lieu de reprocher aux avocats leur cupidité, la Cour d’appel reproche au juge Davis de chipoter sur les honoraires :

« Les juges devraient résister à la tentation de toujours chercher à réduire les montants des honoraires prévus dans les conventions d’honoraires, au risque de provoquer une pratique parmi les avocats de demander plus, sachant que le montant convenu sera assurément réduit par le tribunal », écrit le juge Mark Schrager pour la Cour d’appel.

J’avoue que je ne la comprends pas. Quoi, faut-il être complaisant avec les avocats gourmands, de peur qu’ils demandent trop d’argent aux gens poursuivis ?

Autre élément qui me dérange : le modèle d’affaires des bureaux qui font leur pain, leur beurre et leur boulangerie avec les actions collectives. À les croire, ils prennent un risque terrible en acceptant d’investir des milliers d’heures dans des poursuites sans être sûrs du résultat.

Je cite le juge Shcrager : « Une saine gestion du risque implique l’acceptation de plusieurs mandats sachant qu’un certain nombre de causes seront probablement perdues et qu’ainsi, l’avocat se retrouvera sans aucune rémunération. »

Sans doute, ces bureaux « financent » les actions collectives – la moitié du temps, ils peuvent être subventionnés par un Fonds d’aide, en passant.

Mais personne n’a chiffré la nature véritable de ce « risque ». On ne déplore pas de faillite de bureaux d’avocats pour cause de bénévolat excessif, aux dernières nouvelles. Combien de bureaux ont investi des milliers d’heures dans des causes perdues ? Y en a-t-il ? Tout cela est répété de jugement en jugement, sans aucune preuve, et accepté par les tribunaux – pas tous, heureusement.

André est un empêcheur de régler trop cher, et sûrement que certains membres ne sont pas contents que sa protestation ait retardé le règlement de plusieurs mois.

Mais il n’est pas responsable des délais. Et sans lui, c’est 5 % du règlement qui allait des victimes aux avocats.

Il est sûrement regardé de haut par certains membres du Barreau, mais ce qu’il dit doit être entendu, comme ce qu’on passe complaisamment sous silence dans le système. L’industrie des actions collectives profite trop aux avocats, pas assez aux personnes lésées.

André n’a d’ailleurs pas dit son dernier mot et cherche à recruter des membres pour contester le jugement en Cour suprême et établir des principes de partage justes.

Rectificatif
Le texte a été modifié afin de corriger la différence entre la somme réclamée à l’origine par les avocats des demandeurs et celle demandée en Cour d’appel, soit 2,4 millions et non 1,4 million.