La famille de l’avocat Yvan Luc Brodeur, emporté lors de la première vague de COVID-19 après avoir failli mourir de soif dans un CHSLD, a tenté en vain de sonner l’alarme quant à l’hécatombe qui guettait les personnes âgées. Trois ans plus tard, ses proches endeuillés espèrent que son histoire et celle des milliers d’aînés morts dans l’indignité ne seront pas oubliées.

« Le plus difficile, c’est vraiment qu’il meure comme ça… »

« J’ai de bonnes raisons de croire que non seulement mon père, mais bon nombre de personnes âgées risquent de mourir de soif pendant la mise en quarantaine des CHSLD. »

Chaque fois qu’elle relit les courriels inquiets qu’elle a envoyés à son député dès le 17 mars 2020, six semaines avant la mort de son père, alors que, dans l’urgence pandémique, on venait d’interdire l’accès des proches aidants aux CHSLD, Amélie Brodeur ne peut s’empêcher de pleurer.

« C’est fou que ce que j’ai écrit, c’est ce qui est arrivé. »

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Amélie Brodeur, fille d’Yvan Luc Brodeur

Il y a eu 5060 personnes mortes en CHSLD durant les deux premières vagues de la pandémie. Parmi elles, plusieurs sont mortes déshydratées, dans l’indignité.

On disait à l’époque que l’on construisait l’avion en plein vol, que l’on ne pouvait pas savoir… Mais ceux qui avaient déjà vécu un crash à bord d’un avion en manque de personnel savaient fort bien qu’un écrasement plus terrible encore se préparait. Certains ont même tenté en vain d’alerter les autorités.

C’est le cas des proches d’Yvan Luc Brodeur, emporté par la COVID-19 le 29 avril 2020, à l’âge de 80 ans, après avoir failli mourir trois mois plus tôt de déshydratation sévère au CHSLD René-Lévesque, à Longueuil.

Ce centre d’hébergement, sur le territoire du CISSS de la Montérégie-Est, s’est retrouvé en octobre 2020 dans le top 3 des CHSLD affichant les pires ratios professionnelles en soins/résidants au Québec, selon un palmarès dressé par la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ). Une situation « dangereuse pour la population », dénoncée à hauts cris par le syndicat d’infirmières1.

À la mi-mars 2020, lorsqu’elle écrit à Lionel Carmant, député de sa circonscription et alors ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Amélie Brodeur n’a pas ces données en main. Mais elle pressent très bien le danger qui guette son père et d’autres personnes âgées vulnérables si on les prive de leurs proches aidants dans un contexte de pénurie de personnel.

« Mourir de déshydratation en 2020 dans un des endroits au monde où il y a le plus d’eau douce ! Combien de personnes âgées mourront de manque de soin lors de cette quarantaine ? Ma famille et moi sommes extrêmement inquiètes ! »

La mise en garde tristement prémonitoire d’Amélie Brodeur a malheureusement été suivie d’une réponse froide et impersonnelle d’un employé du bureau de Lionel Carmant. On lui disait qu’il fallait suivre les directives et écouter les points de presse du premier ministre. « Merci de votre collaboration. » Bref, on lui disait de se mêler de ses affaires…

Avec le recul, Amélie Brodeur s’en veut de s’être mêlée de ses affaires. La citoyenne de 42 ans se disait que toutes les personnes compétentes travaillant dans le réseau de la santé n’avaient sans doute pas besoin de ses observations.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Amélie Brodeur

Aujourd’hui, je me sens coupable de ne pas avoir crié plus fort quand j’imagine des milliers de personnes mourant dans des conditions inhumaines. Je ne peux pas dire que je ne savais pas que ça allait arriver.

Amélie Brodeur, fille d’Yvan Luc Brodeur

Si bien des gens ont été scandalisés d’apprendre que des personnes âgées en CHSLD sont mortes de soif durant la pandémie, ce n’était malheureusement pas une première. Comme le soulignent mes collègues Gabrielle Duchaine, Katia Gagnon et Ariane Lacoursière dans leur excellent livre 5060 (Boréal) sur l’hécatombe de la COVID-19 dans nos CHSLD, « des aînés mouraient parfois de soif dans certains établissements publics bien avant la pandémie ». C’est le cas par exemple de Claude Garneau, 84 ans, mort de soif au CHSLD Saint-Augustin, près de Québec, en 2015. À la suite de recommandations du coroner, le CIUSSS de la Capitale-Nationale a dû mettre en place une formation obligatoire sur la déshydratation2.

Dans l’espoir que personne n’ait à vivre ce qu’Yvan Luc Brodeur et trop de personnes âgées ont vécu en CHSLD, Amélie Brodeur et sa mère, Micheline Guimond, ont témoigné à l’enquête de la coroner Géhane Kamel portant sur les décès survenus lors de la première vague de la COVID-19.

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La coroner Géhane Kamel

Elles espéraient que les choses changent. Mais trois ans après la mort d’Yvan Luc Brodeur, en lisant l’histoire kafkaïenne d’une proche aidante qui se bat contre une bureaucratie bien lente afin que les résidants de tous les CHSLD de sa région puissent boire à leur soif3, elles se désolent de voir que l’on ne semble pas avoir tiré suffisamment de leçons de la pandémie.

Les choses ne changent pas vite au royaume des CHSLD au Québec.

Micheline Guimond, épouse d’Yvan Luc Brodeur

Yvan Luc Brodeur était un avocat en droit du travail, épris de justice sociale. Passionné par ce qu’il faisait, il a travaillé jusqu’à l’âge de 74 ans, quand la maladie de Parkinson l’a forcé à arrêter, raconte Mme Guimond. « C’est un homme qui se préoccupait beaucoup des autres. En droit du travail, il n’est pas allé du côté des employeurs, mais des syndicats, parce que son père avait travaillé en usine. Pour lui, c’était important d’être là pour les moins nantis. C’était sa vie. »

Sa fille Amélie se souvient d’un homme qui croyait à l’importance d’une société solidaire.

Mon père, c’était quelqu’un qui était fier de payer de l’impôt. Il disait : “Moi, je prends soin du voisin.” Il croyait que c’était important dans une société que les plus forts prennent soin des plus faibles.

Amélie Brodeur, fille d’Yvan Luc Brodeur

Il aura pris soin des autres toute sa vie. Mais au moment où, en perte d’autonomie sévère, souffrant de parkinson et d’alzheimer, il aurait eu besoin que l’on prenne soin de lui, il a été privé des soins et de la dignité auxquels il aurait dû avoir droit, constate avec amertume sa fille.

Avec « des soins de base déficients, des soins infirmiers partiels, des visites médicales aléatoires, et surtout pas de temps pour nourrir et faire boire » une personne âgée aussi vulnérable, le CHSLD a échoué dans sa mission, écrit la coroner Kamel dans le segment de son enquête portant sur la mort d’Yvan Luc Brodeur. « Son décès reflète la fragilité du système dans lequel nous avons placé nos aînés. »

La famille d’Yvan Luc Brodeur avait eu un avant-goût de la tragédie de la pandémie en janvier 2020 lorsqu’une éclosion d’influenza avait entraîné l’interdiction des visites au CHSLD René-Lévesque durant près de deux semaines. En contexte de pénurie de personnel, sans la présence de sa conjointe pour veiller quotidiennement à son hydratation et à son alimentation avec tout le temps et toute la patience que cela exigeait, plus rien n’allait. Yvan Luc Brodeur a failli mourir de déshydratation sévère. Il était si mal en point qu’on lui a offert des « soins de confort ».

Micheline Guimond a refusé, exigeant que son conjoint soit hospitalisé. « Après avoir reçu un soluté, il était de retour au CHSLD 24 heures plus tard. »

Malheureusement, lorsque la pandémie a frappé, l’histoire s’est répétée. « Cette fois, il n’a pas pu résister à six semaines sans visite », raconte sa veuve.

À partir du 15 mars 2020, l’octogénaire dépérit lentement. Il est bien mal en point pour affronter la COVID-19 lorsque son test se révèle positif le 23 avril. Au moment de son décès, une semaine plus tard, il est dénutri et ne pèse plus que 109 livres. En six semaines, il avait perdu plus de 22 livres. Si la cause de son décès est la COVID-19, les conséquences de l’infection ont été exacerbées par une déshydratation probable, indique l’enquête de la coroner.

Bien au fait que la COVID-19 risquait d’emporter Yvan Luc Brodeur, sa famille a demandé qu’il soit transféré à l’hôpital. Non pas pour prolonger sa vie à tout prix, mais juste pour s’assurer qu’il ne meure pas d’autre chose, comme d’une simple déshydratation. La famille se heurte alors à un système qui a reçu l’ordre de ne pas transférer des résidants en CHSLD comme lui à l’hôpital.

Il aura fallu un article dans Le Devoir4 pour que la famille soit entendue et qu’Yvan Luc Brodeur puisse mourir dignement à l’hôpital.

Reconnaissante d’avoir au moins pu être à son chevet une dernière fois, Amélie Brodeur demeure indignée que son père ait connu une fin de vie aussi atroce.

Quand quelqu’un a une maladie dégénérative comme celle-là, il y a plein de deuils qui se font avant la mort de la personne. Le fait qu’il meure, ce n’est pas ce que j’ai trouvé difficile parce que je savais qu’il allait mourir. Le plus difficile, c’est vraiment qu’il meure comme ça…

Amélie Brodeur, fille d’Yvan Luc Brodeur

Pendant des mois, elle se réveillait au milieu de la nuit en imaginant les derniers jours de son père. « Je m’imaginais avoir faim, avoir soif et ne pas pouvoir m’exprimer, ne pas pouvoir me lever, ne pas pouvoir demander à boire… Ça me hantait. »

Sa voix s’étrangle. « Je pense que je ne vais jamais pouvoir le pardonner… Je ne pourrai pas passer par-dessus ça dans ma vie. »

Son souhait, c’est que cette atrocité puisse au moins servir à quelque chose.

Chronologie

14 mars 2020
Interdiction des visites non essentielles en CHSLD, en RI et en RPA. Des milliers de proches aidants ne peuvent plus se rendre au chevet de leurs proches.

17 mars 2020
Amélie Brodeur écrit à son député qu’elle craint que son père de 80 ans et d’autres résidants en CHSLD meurent de soif.

18 mars 2020
Premier décès de la COVID-19au Québec, dans une RPA de Lavaltrie.

31 mars 2020
400 milieux de soins pour aînés comptent des cas de COVID-19.

10 avril 2020
Le drame du CHSLD Herron est mis au jour par le journaliste de la Montreal Gazette Aaron Derfel. Des personnes âgées y sont mortes déshydratées.

22 avril 2020
Québec demande officiellement l’aide de l’armée dans les CHSLD.

25 avril 2020
Il manque près de 10 000 travailleurs dans le réseau, dont près de 3000 en CHSLD.

29 avril 2020
Yvan Luc Brodeur, atteint de la COVID-19, meurt après avoir été privé de visite pendant six semaines au CHSLD René-Lévesque. En tout, 54 résidants de ce centre sont morts lors de la première vague.

Sources : 5060. L’hécatombe de la COVID-19 dans nos CHSLD, de Gabrielle Duchaine, Katia Gagnon et Ariane Lacoursière, Boréal, 2022 ; rapport d’enquête de Me Géhane Kamel, Bureau du coroner

Ce qui a changé (ou pas)

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Au CHSLD René-Lévesque, à Longueuil, l’hydratation des résidants, faite à plusieurs moments durant la journée, est ajustée en fonction des observations de l’équipe soignante.

Quel filet de sécurité pour les résidants en CHSLD qui ne peuvent compter sur la présence quotidienne de proches aidants pour les faire boire ? Cette question troublante est posée par la coroner Géhane Kamel dans le chapitre de son enquête qui concerne le décès d’Yvan Luc Brodeur.

Au CISSS de la Montérégie-Est, on m’assure que bien des choses ont changé depuis la pandémie. « Plusieurs filets de sécurité ont été développés au cours des dernières années afin d’assurer l’hydratation de nos résidants », dit Caroline Doucet, porte-parole du CISSS, en m’invitant à aller voir au CHSLD René-Lévesque comment ces filets sont déployés.

Quelques exemples :

  • Les préposés aux bénéficiaires suivent quotidiennement une grille de repérage pour chaque résidant qui inclut un volet « hydratation » où ils signalent leurs inquiétudes.
  • La question est abordée trois fois par jour durant un caucus qualité-sécurité animé par l’infirmière responsable de l’unité afin de détecter les problèmes et de mettre en place des solutions adaptées aux besoins de chaque résidant.
  • L’hydratation des résidants, faite à plusieurs moments durant la journée, est ajustée en fonction des observations de l’équipe soignante.
  • Les infirmières et infirmières auxiliaires soutiennent les préposés au moment des repas afin de veiller à ce que les résidants qui ont des problèmes de dysphagie ou autre, pouvant nécessiter des interventions particulières, aient le suivi approprié.

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Au CHSLD René-Lévesque, à Longueuil, les préposés aux bénéficiaires suivent quotidiennement une grille de repérage pour chaque résidant qui inclut un volet « hydratation » où ils signalent leurs inquiétudes.

Tout passe essentiellement par l’évaluation des infirmières, souligne Frédérick Roy, gestionnaire responsable du centre d’hébergement René-Lévesque. « Dès que quelque chose est rapporté, une évaluation est faite à la chambre. Avec une note au dossier, un plan thérapeutique infirmier ajusté ou une requête à une nutritionniste ou un autre professionnel. »

Le CISSS de la Montérégie-Est ne dispose d’aucune donnée comparative avant/après pour mesurer les effets de ces mesures. Mais il n’a reçu aucune plainte concernant l’hydratation dans la dernière année, dit Mélissa Paradis-Lapointe, directrice adjointe du programme de soutien à l’autonomie des personnes âgées pour les CHSLD du CISSS. « Je pense que le filet de sécurité fait la différence. »

Autre changement majeur dans tous les CHSLD du Québec : le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a ajusté ses directives après la première vague de COVID-19 afin de permettre la présence de proches aidants, même en situation de crise. Ces ajustements avaient été faits avant même que la coroner Kamel fasse une recommandation en ce sens dans son rapport d’enquête déposé le 16 mai 2022.

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Au CHSLD René-Lévesque, à Longueuil, la question de l’hydratation des patients est abordée trois fois par jour durant un caucus qualité-sécurité animé par l’infirmière responsable de l’unité.

Ce qui reste à changer

Contrairement à ce que recommande MKamel, des ratios sécuritaires professionnels en soins/résidants dans les CHSLD n’ont toujours pas été implantés.

Le MSSS dit travailler à la réalisation des « conditions nécessaires » à la mise en place de tels ratios. « Notre priorité est de s’attaquer au problème chronique de recrutement et de disponibilité de personnel qualifié », explique une porte-parole du MSSS.

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Au CHSLD René-Lévesque à Longueuil, en octobre 2020, des dizaines d’infirmières s’étaient réunies pour dénoncer des ratios de patients dangereux. Pour illustrer la situation, des membres de la FIQ s’étaient rendus tôt en matinée sur le terrain du Centre d’hébergement pour y installer 125 effigies représentant autant de patients de CHSLD.

« De nombreuses mesures ont déjà été mises en place, notamment certaines mesures prévues aux nouvelles conventions collectives, le projet de loi encadrant la main-d’œuvre indépendante, la mise en place de projets pilotes locaux permettant l’autogestion des horaires et l’aménagement d’horaires atypiques de fin de semaine, et différentes mesures d’attraction et de rétention qui permettront d’offrir des horaires stables et prévisibles ainsi qu’une meilleure conciliation travail et vie personnelle au personnel. »

Pour la FIQ, ces mesures demeurent insuffisantes.

Tant qu’il n’y aura pas une vraie loi imposant des ratios sécuritaires, c’est laissé au bon vouloir des gestionnaires et il risque d’y avoir des évènements indésirables.

Brigitte Petrie, présidente de la FIQ-SPSME (Syndicat des professionnelles en soins de la Montérégie-Est)

En CHSLD, c’est l’infirmière qui a la responsabilité de s’assurer que les résidants sont alimentés et hydratés correctement, en collaboration avec l’infirmière auxiliaire et le préposé aux bénéficiaires. « Mais quand une infirmière assistante a 219 patients à sa charge et que l’infirmière en a 44, ça fait quand même beaucoup. »

De tels ratios peuvent compromettre la sécurité des patients. « Aucune infirmière ne veut du mal à son patient. Mais quand tu es surchargée, tu vas au plus urgent. Le verre d’eau n’est probablement pas considéré comme la priorité. »

On peut faire mieux encore

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« Chaque CISSS et CIUSSS doit se pencher sur la question et se demander si l’offre d’hydratation à ses résidants est adéquate et quelles sont les pistes d’amélioration », explique la Dre Sophie Zhang.

La Dre Sophie Zhang, coprésidente de la Communauté de pratique des médecins en CHSLD, estime qu’on peut faire mieux encore pour veiller à l’hydratation des résidants.

Q : Quel filet de sécurité pour prévenir la déshydratation des résidants en CHSLD ?

R : C’est bien qu’on parle de cet enjeu. C’est vrai que c’est un besoin de base et qu’il y a probablement des choses qu’on pourrait améliorer. Chaque CISSS et CIUSSS doit se pencher sur la question et se demander si l’offre d’hydratation à ses résidants est adéquate et quelles sont les pistes d’amélioration.

Par exemple : se procurer davantage de vrais verres plutôt que juste du styromousse ! Mais d’après ma propre expérience terrain en tant que médecin en CHSLD, en dehors des épisodes de maladie aiguë chez les résidants, la déshydratation n’est pas parmi les enjeux de santé communément constatés. C’était certainement un enjeu majeur pendant la première vague de la pandémie quand la moitié du personnel ou plus manquait à l’appel dans certains CHSLD avec des taux d’infection à la COVID-19 alarmants, mais actuellement je ne crois pas que ce soit un enjeu majeur au Québec.

À mon sens, le besoin de base d’hydratation est bien comblé pour la vaste majorité de nos résidants grâce aux liquides offerts lors des trois repas, les deux collations et les tournées de médicaments. Il faut se rappeler qu’ils ont des besoins d’hydratation bien plus faibles que la moyenne des adultes étant donné la diminution de leur métabolisme et de leur mobilité, et en gardant en tête les enjeux tels que la dysphagie et les limites liquidiennes (pour certaines maladies dont l’insuffisance cardiaque) qui compliquent la logistique du déploiement de « verres d’eau pour tous ».

Qu’est-ce qui pourrait être amélioré ?

Dans certains cas, peut-être qu’on n’offre pas suffisamment à boire parce que la clientèle est plus vulnérable. Non seulement n’est-elle pas capable de boire toute seule et a besoin de stimulation, mais, en plus, à cause de troubles neurocognitifs, elle pourrait moins exprimer le besoin de boire. Il faut alors être plus attentif et être proactif dans l’offre d’hydratation.

De juin à septembre, dans le cadre d’une politique panquébécoise de prévention lors des chaleurs accablantes, on met un peu plus l’accent sur l’hydratation. Je le vois sur le terrain quand je fais mes visites médicales. Beaucoup plus d’eau est offerte aux résidants.

Pourrait-on en faire davantage hors des périodes de chaleur ? Je pense que oui.

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Certains résidants qui souffrent de dysphagie ne peuvent boire de l’eau, mais seulement des liquides épaissis. Leur donner de l’eau serait dangereux. Ils pourraient s’étouffer et faire une pneumonie d’aspiration.

Pourquoi l’hydratation de personnes âgées en CHSLD peut-elle s’avérer complexe ?

Il y a des enjeux médicaux relatifs à l’hydratation en CHSLD qui font en sorte que c’est un peu plus complexe que de juste donner un verre d’eau à quelqu’un. Plusieurs de nos résidants ont des problèmes de santé qui peuvent jouer sur l’hydratation. Par exemple, l’insuffisance cardiaque, dont souffrent plusieurs résidants, fait en sorte qu’ils ont une restriction liquidienne et ne peuvent pas boire trop d’eau. Ça peut faire décompenser leur cœur et amener ce qu’on appelle de l’eau sur les poumons, c’est-à-dire une surcharge pulmonaire. Ça peut être dangereux pour leur vie et pour leur santé. D’autres personnes ont de la dysphagie, c’est-à-dire une difficulté à avaler, à déglutir. C’est très fréquent. Ça fait en sorte qu’elles ne peuvent boire de l’eau, mais seulement des liquides épaissis. Leur donner de l’eau serait dangereux. Elles pourraient s’étouffer et faire une pneumonie d’aspiration.

PHOTO FOURNIE PAR LA DRE SOPHIE ZHANG

La Dre Sophie Zhang

Ces enjeux médicaux qui font en sorte qu’il pourrait être dangereux d’offrir simplement de l’eau à certains patients ne sont-ils pas déjà connus du CHSLD et inscrits dans le plan d’intervention de chaque résidant ?

Oui, c’est connu par le personnel régulier. Le problème, c’est qu’on a beaucoup de mouvements de personnel. Beaucoup d’instabilité, de remplacements, de postes vacants, du personnel d’agences – même si on essaie de régler ce problème – qui vient pour un ou deux mois. On a aussi des préposés qui sont habitués avec des résidants qu’ils connaissent bien, mais sont appelés ensuite à travailler dans une autre unité avec d’autres qu’ils connaissent moins. C’est sûr que dans un monde idéal où tout fonctionne bien, où il n’y a ni pénurie de personnel ni mouvement, ce serait assez facile. Mais dans notre réalité, ça crée quand même des embûches additionnelles. Il y a plusieurs enjeux logistiques.

À la lumière de la triste histoire d’Yvan Luc Brodeur examinée dansle rapport de la coroner Kamel, estimez-vous qu’on a tiré des leçons de la pandémie ?

La pandémie a mis en lumière beaucoup de lacunes en CHSLD. Cela nous a permis d’en prendre davantage conscience et d’investir plus de temps et d’énergie, de ressources financières et humaines. Beaucoup de choses ont évolué de façon positive.

Je pense qu’on en a tiré des leçons, oui. Actuellement, il y a une multiplication de comités et de projets sur les CHSLD. Au point où moi qui suis médecin-chef en CHSLD, je n’ai jamais été autant sollicitée pour travailler sur des comités d’amélioration des soins. C’est positif. Mais en même temps, avec la pénurie de personnel, c’est très difficile de tout améliorer en même temps. On part de loin. On était un peu le parent pauvre, l’angle mort du réseau pendant des années. Tout rattraper, ça va prendre du temps. Mais on est sur la bonne voie.

Les réponses ont été remaniées à des fins de concision.

1. Lisez l’article « “On ne peut pas se diviser en deux”, dénonce la FIQ » 2. Lisez la chronique « Combien de fonctionnaires pour trois verres d’eau ? » 3. Lisez le dossier « Bavures fatales » 4. Lisez l’article « Mourir de soif au Québec en 2020 ? »