Commençons par une devinette : combien faut-il de fonctionnaires pour offrir trois verres d’eau à un résidant en CHSLD ?

Avant de répondre à la question, permettez-moi de vous raconter l’histoire kafkaïenne qui l’a inspirée.

C’est donc l’histoire de proches aidants qui réalisent que leur mère en CHSLD, qui présente une démence et ne peut subvenir par elle-même à ses besoins, est toujours assoiffée quand ils lui rendent visite.

Le verre que ses enfants lui ont fourni dès son arrivée au centre d’hébergement est presque toujours vide. Ils le remplissent chaque fois qu’ils passent la voir, à tour de rôle. Mais comme ils ne peuvent pas être toujours là, ce n’est évidemment pas suffisant. Inquiets, ils en discutent avec le personnel infirmier et le coordonnateur du CHSLD.

« Je posais beaucoup de questions : “Ma mère est-elle bien hydratée ? Elle a toujours soif…” Et on me disait toujours : “Inquiétez-vous pas, votre mère est bien hydratée” », raconte Denise Duguay, dont la mère est hébergée au CHSLD de Saint-Flavien, qui relève du CISSS de Chaudière-Appalaches (CISSS-CA).

Sur papier, en calculant tous les liquides offerts à sa mère lors des repas et des collations (café, thé, jus, soupe, etc.), on estimait que c’était suffisant en vertu de la norme de 1500 ml d’eau ou autres liquides par jour. Mais dans les faits, ayant encore des doutes, Mme Duguay a fini par demander à ce qu’on réalise une évaluation clinique.

La nutritionniste a confirmé qu’il manquait à ma mère un litre d’eau par jour.

Denise Duguay

Avec le comité de résidants du CHSLD dont font partie Mme Duguay et sa sœur Michelle, il fut décidé de mettre en place un projet appelé « Faire boire ». Son objectif était d’une simplicité déconcertante : offrir trois verres d’eau par jour à chaque personne âgée.

Le gestionnaire responsable et chef d’unité milieu de vie du CHSLD était très ouvert à l’initiative. « Il a décidé d’acheter des verres. Il n’y en avait même pas sur place, c’était aussi ridicule que ça ! Les seuls verres qu’il y avait étaient ceux de la cafétéria, qui ne sont pas laissés dans les chambres. »

Le projet a été mis en œuvre rapidement avec la collaboration du gestionnaire responsable, du personnel infirmier et des préposés aux bénéficiaires. Une procédure simple a été instaurée afin que le personnel soignant puisse consigner l’information.

Résultat : depuis que l’on offre ainsi à boire aux résidants, l’amélioration de leur bien-être et de leur santé est notable. Une hydratation adéquate permet notamment de prévenir des problèmes d’infection urinaire, de plaies de pression, de constipation… Six mois après l’implantation du projet, on notait déjà que la prise de laxatif avait diminué de moitié chez les résidants.

Mme Duguay aurait pu crier victoire et s’arrêter là. Après tout, le problème de sa propre mère était réglé. Mais elle s’est dit que ce serait important que les aînés des 28 autres CHSLD du CISSS-CA puissent bénéficier eux aussi de l’initiative de son comité des résidants. On parle après tout d’un besoin fondamental.

Portée par un désir d’améliorer les conditions de vie de tous les résidants, Mme Duguay a donc multiplié les démarches en ce sens : rencontres avec la direction du Soutien à l’autonomie des personnes âgées (SAPA) ; rencontres avec le PDG du CISSS, Patrick Simard, qui est responsable des comités des résidants ; courriels au conseil d’administration…

Et puis ? Et puis… rien. Un an plus tard, comme dans la maison des fous d’Astérix, on la renvoie encore d’une porte à l’autre, en lui disant qu’il faut d’abord rédiger un « guide des bonnes pratiques » et réfléchir à la « meilleure stratégie possible pour le déploiement du projet de façon régionale ».

C’est quoi le problème ? Pourquoi est-ce si long ? Pourquoi ce qui a pris moins de trois semaines à mettre en œuvre au CHSLD de Saint-Flavien vous prend plus qu’un an ?

Qu’est-ce qui est si compliqué dans le fait de s’assurer que des personnes âgées aient accès à trois verres d’eau par jour ?

Mme Duguay a bien tenté de le savoir, mais n’a jamais eu de réponses précises. « Tout ce qu’ils me répondent dans leur langage de gestionnaire, c’est qu’ils ont d’autres enjeux en ce moment, qu’ils vont mettre ça en place et qu’il faut qu’ils s’assurent de la pérennité du projet. »

Ce à quoi la proche aidante, à bout de patience, a répondu : « Boire de l’eau, ce n’est pas un projet ! C’est un besoin de base. »

On lui a dit qu’elle avait bien raison. Mais Mme Duguay se fiche bien d’avoir raison devant un verre d’eau vide.

Comment se fait-il que des proches aidants et des bénévoles du comité de résidants se voient forcés de transformer en « projet » une chose aussi élémentaire que de permettre à des personnes âgées de boire à leur soif ?

À quoi ça sert pour le comité de résidants, dont le rôle est de défendre les droits des résidants, d’informer le PDG du CISSS des problèmes constatés sur le terrain et des solutions simples et rapides qui s’imposent si rien ne bouge ?

Pour en revenir à ma devinette du début…

J’aurais aimé interviewer le PDG du CISSS-CA, Patrick Simard, pour connaître sa réponse et résoudre le mystère des trois verres d’eau dans un océan de procédurite. Mais ma demande d’entrevue a été refusée.

« Monsieur Simard est notre PDG et n’est donc pas impliqué dans la réalisation et l’implantation des différents projets comme vous vous en doutez avec une si grande organisation que la nôtre », m’a répondu la porte-parole du CISSS.

Après m’avoir dit lundi dernier qu’on allait identifier la « meilleure personne » pour répondre à mes questions, on m’a finalement répondu que la « meilleure personne » était soit en vacances, soit en congé de maladie.

Le PDG ne serait-il pas lui-même la meilleure personne pour me répondre ? ai-je insisté.

En vain…

Finalement, il semble que la « meilleure personne » n’était personne en particulier. Pour toute réponse, j’ai reçu le courriel ci-dessous, arrosé de quelques pichets de charabia de bureaucrates, sur « l’optique d’amélioration continue des processus » et l’intention de déployer le « projet » des trois verres d’eau « de façon sécuritaire et graduelle ».

Je ne prendrai pas de verre d’eau à leur santé.

Réponse du CISSS-CA

« Il est important d’abord de dire que ce n’est pas parce que nous avons déployé le projet “Faire boire” en version pilote dans un CHSLD qu’il faut conclure que les résidents de nos CHSLD sont déshydratés pour autant, bien au contraire. Dans les chambres des résidents et lieux communs, des verres d’eau sont distribués et offerts de façon quotidienne (9 offres soit 3 repas, 2 collations + 4 tournées médications).

« Le projet “Faire boire” vient ajouter à ce qui se fait déjà à la base dans les CHSLD de la région, en intégrant l’offre de boire un verre d’eau lors des visites aux chambres du personnel qui entre dans la chambre d’un résident, demande à ce dernier s’il a des besoins comme aller à la toilette, avoir une couverture, etc., et en profite pour demander au résident s’il a besoin de boire. C’est donc une offre supplémentaire aux 9 déjà de base.

« Le projet pilote a été déployé au CHSLD de Saint-Flavien, après des travaux réalisés en collaboration avec le comité des résidents et le gestionnaire responsable du CHSLD, et ce, dans une optique d’amélioration continue de nos processus. Ce comité de travail composé de 4 représentants du comité des résidents et du gestionnaire responsable avait toute la légitimité nécessaire pour faire avancer le projet sans avoir à obtenir l’aval du Comité de direction ou encore du conseil d’administration de l’établissement.

« Afin de déployer le projet dans l’ensemble de nos 29 CHSLD et donc auprès des 1577 résidents hébergés, nous recevrons, dans les prochaines semaines, plusieurs centaines de pichets qui seront distribués dans tous nos CHSLD et déposés dans chaque chambre des résidents quotidiennement.

« Notre intention est donc de le déployer de façon sécuritaire et graduelle dans nos CHSLD, dans le respect du plan de soins de chaque résident (dysphagie, restriction liquidienne, etc.). »

Une version précédente de ce texte contenait une imprécision quant au titre exact du gestionnaire du CHSLD Saint-Flavien qui a mis en place le projet « Faire boire ». Le titre exact est « gestionnaire responsable et chef d’unité milieu de vie ».