Imaginez que François Legault parle au téléphone avec un leader antivaccin accusé au criminel, lui assure qu’il pose des questions au ministère de la Justice sur son procès et lui révèle que les procureurs de la Couronne ne s’entendent pas sur la stratégie à adopter, puis conclut la jasette en promettant de lui donner des nouvelles.

Ce serait, bien sûr, un énorme scandale. Sa carrière serait en péril.

Ce scénario surréel se déroule actuellement en Alberta. Et la politicienne en cause risque de gagner la prochaine campagne électorale.

Au début de l’hiver, la première ministre Danielle Smith a répondu à un appel téléphonique d’Artur Pawlowski, un pasteur connu pour ses critiques des mesures sanitaires et de la communauté LGBTQ+. M. Pawlowski, qui était alors aussi chef du Parti de l’indépendance, était accusé au criminel pour avoir participé au blocage du poste frontalier de Coutts.

Mme Smith a échangé avec lui durant 12 minutes. Quand M. Pawlowski s’est mis à lui parler de sa cause, elle n’a pas raccroché. Au contraire, elle s’est montrée sympathique à sa défense. Après avoir regretté de ne pas pouvoir s’ingérer dans le procès, elle a confié avoir questionné le ministère de la Justice à ce sujet sur une base presque hebdomadaire, en plus de lui révéler que les avocats ne s’accordaient pas sur la stratégie à adopter.

La première ministre a elle-même avoué l’existence de cet appel en février. Ses adversaires néo-démocrates ont fait fuiter un extrait de l’enregistrement fin mars.

Durant la course à la direction du Parti conservateur uni, Mme Smith avait qualifié les non-vaccinés de « groupe le plus discriminé » de notre époque, et elle songeait à leur accorder le pardon gouvernemental.

C’était une autre preuve de l’américanisation du mouvement conservateur – le « pardon » n’existe pas chez nous, contrairement aux États-Unis où le président peut gracier un condamné. Mme Smith s’en est rendu compte après sa victoire.

Cela rappelait le cas de Dwayne Lich, lié à l’organisation du convoi qui a occupé le centre-ville d’Ottawa. Devant la Cour de l’Ontario, il a voulu « plaider le premier amendement » – sans le savoir, il citait la Constitution des États-Unis…

Les Albertains voteront le 29 mai. Selon l’agrégateur de sondages Canada338, elle est à égalité statistique avec son seul véritable adversaire, le Nouveau Parti démocratique (NPD de l’Alberta).

Ce ne sont pas des élections provinciales comme les autres. À Ottawa, le gouvernement Trudeau suit la situation nerveusement. Car le cœur de sa politique environnementale est en jeu.

Les libéraux n’ont pas encore été à la hauteur de leurs promesses en environnement, mais leur tâche est plus difficile qu’on ne le croit. Ils ne peuvent pas faire tout ce qu’ils veulent.

Le Canada est une fédération et l’environnement est une compétence partagée. Or, la province qui pollue le plus, l’Alberta, est aussi celle qui résiste le plus aux politiques climatiques.

Avec Edmonton, ce n’est jamais simple. L’industrie pétrolière et gazière est le cœur économique de la province. Tout gouvernement va la défendre, y compris le NPD provincial. Il ne ressemble pas à Québec solidaire ni même au NPD fédéral. Il loge près du centre et il a déjà gouverné (2015-2019).

Sa cheffe, Rachel Notley, ne serait pas enthousiasmée par les projets du ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault. Elle demeurerait néanmoins une interlocutrice rationnelle. La preuve, elle appuyait la tarification canadienne du carbone.

Avec Mme Smith, le conflit serait constant. D’autant qu’en Alberta, un peu comme au Québec, critiquer le fédéral aide à faire le plein de votes. Cela explique pourquoi M. Guilbeault est discret depuis quelques semaines, et pourquoi il le sera encore plus jusqu’à la fin du printemps.

Les libéraux finalisent leur projet de plafonnement des émissions de gaz à effet de serre des énergies fossiles. Le cadre doit être présenté cette année afin d’établir le seuil des émissions de gaz à effet de serre, le rythme des réductions et les possibles exemptions. L’Alberta menace déjà de le contester devant le tribunal. Le déposer maintenant serait un cadeau inespéré pour Mme Smith.

Autre importante mesure environnementale : la norme canadienne d’électricité propre, pour atteindre la carboneutralité d’ici 2035. Elle frappera particulièrement la Saskatchewan, qui se chauffe encore en partie au charbon, et aussi l’Alberta et l’Ontario, qui recourent beaucoup au gaz.

Le dernier budget prévoyait des carottes – de généreuses subventions pour les producteurs. Le bâton réglementaire suivra bientôt. Mais il serait étonnant qu’il soit dévoilé avant la campagne électorale albertaine.

Autre mesure qui tarde : le dépôt du projet de loi sur la transition juste, une expression qui suscite la méfiance en Alberta. Et on attend encore la fin des subventions aux énergies fossiles. Cet engagement de l’entente libéraux – néo-démocrates à Ottawa est prévu pour cette année, mais personne n’a intérêt à alimenter la grogne à laquelle carbure Mme Smith.

À Ottawa, les écologistes du gouvernement Trudeau baissent le volume et croisent les doigts en espérant que les Albertains élisent un gouvernement qui propose autre chose que le déni climatique. Et ils se pincent en cherchant à comprendre comment Mme Smith a encore des chances de gagner après avoir montré une telle désinvolture face à l’indépendance de la justice.