En tombant en pleine face dans la neige, il s’est dit : « Ça y est, tu t’en vas, tu meurs. »

Il n’était pas pris de panique ni de la moindre détresse. Une lame de 30 cm avait transpercé son corps de colosse de part en part. Mais Martin Legros n’avait pas mal.

« Ça fait bizarre maintenant, mais je me suis dit : “Si c’est ça, mourir, ça ne me dérangerait pas. C’est comme s’endormir…” »

Il faut dire qu’à 47 ans, il était déjà mort plusieurs fois. « Mes amis me disaient que j’étais comme un chat, que j’avais neuf vies. »

Videur dans des bars chauds pendant la guerre des motards. Quatre accidents de voiture, dont un face-à-face. Et cette manie d’aller redresser des torts à mains nues, de jouer avec le feu tout le temps.

Il n’avait jamais été aussi mort que cette nuit-là, cela dit.

C’est le 28 février 2020. Martin a fini sa journée de travail aux Postes. Il est seul ce soir-là. Sa blonde était allée reconduire sa fille. Ses amis ne peuvent pas aller prendre une bouchée. P’tit vendredi ordinaire. Il décide d’aller prendre une bière à La Chope, un bar de quartier de Châteauguay où tout le monde se connaît.

Trois gars un peu éméchés arrivent après minuit. Ils ont des bières dans leur manteau et commencent à les ouvrir. La barmaid les met dehors. Martin voit qu’un des gars la menace, la pousse. Il se lève pour s’interposer avec ses 270 livres de muscles. Il ne sait pas que ce gars-là, Benoit Bergeron, a sept couteaux sur lui. Bergeron sort un immense poignard, transperce Martin, s’enfuit.

Il revoit la lame sortir de son corps. Il se revoit tomber dans cette étrange sérénité. Puis les lumières s’éteignent pour un mois et demi.

Quand Martin Legros redevient conscient, le 14 avril, il est seul dans un lit d’hôpital, branché de partout.

Il ne sait pas que le monde entier est confiné depuis un mois. Et au milieu de ses délires médicamentés, l’idée qu’un virus a forcé les humains à s’enfermer n’a aucun sens. Tout ce personnel masqué et en habit de cosmonaute lui explique calmement que personne ne peut lui rendre visite.

« J’avais l’impression que j’avais été kidnappé. J’ai commencé à arracher les fils, les tubes. Je criais : “Je vais appeler la police ! Laissez-moi partir !” Ils m’ont attaché.

« Ils avaient beau m’expliquer, ça ne me rentrait pas dans la tête. C’était dur à comprendre pour les gens en ville, imaginez quand on sort du coma !

« Ils me disaient que plein de personnes âgées mouraient… Je ne comprenais rien. »

PHOTO FOURNIE PAR MARTIN LEGROS

Martin et sa fille, Naomie, à l’hôpital

Il a pu faire des FaceTime avec ses enfants. Sa fille Naomie, qui avait 10 ans, avait écrit à François Legault pour demander la permission d’aller le visiter. J’en avais fait une chronique. Évidemment, aucune exception n’était tolérée.

« Je ne sais pas si vous pouvez le dire, mais finalement, sa mère l’a déguisée en infirmière et elle est venue me voir… »

Trois ans plus tard, je pense qu’on peut le dire.

Pendant ce mois et demi de coma, les médecins de l’Hôpital général et du CUSM lui ont sauvé la vie plusieurs fois. Le 12 mars, le lendemain de son anniversaire, l’hôpital a appelé sa famille pour lui dire adieu. Il avait été opéré déjà une dizaine de fois en deux semaines, avait reçu 45 transfusions. Mais il n’y avait plus rien à faire.

« Mon père était avec mon frère au palais de justice pour les procédures contre Bergeron. Ma mère les a appelés : “Pendant que vous vous occupez de lui, Martin est en train de mourir ! Venez-vous-en à l’hôpital.” »

C’était la dernière journée avant le Grand Confinement.

À la grande surprise des médecins, Martin a encore survécu. « Un médecin m’a dit : “On a vu des gens arriver à l’hôpital après 20 coups de couteau, et ils étaient en meilleur état que vous.” Un autre m’a dit : “Quand j’ai lu le dossier médical, j’ai ouvert la porte de la chambre tranquillement, je pensais trouver un mort.” Un autre : “Vous avez survécu grâce à votre force physique, mais mentale aussi.” »

Le couteau avait sectionné la veine cave et endommagé des organes. Il a fallu installer des drains, déplacer les organes, les replacer, faire des greffes de peau, etc.

« Si tu m’avais dit le premier jour tout ce qui m’attendait, je n’aurais jamais accepté », me dit-il. Un peu comme un alpiniste qui se retourne et se trouve saisi de vertige devant l’incroyable ascension qu’il a accomplie, pénible pas à pénible pas.

Il se souvient du sentiment de déshydratation (on l’hydratait par intraveineuse), « la pire de toutes les souffrances… Quand je pense que des gens en sont morts ». Il quêtait des glaçons (qu’il n’avait pas le droit de « boire »). Il aurait tout donné pour un glaçon.

PHOTO FOURNIE PAR MARTIN LEGROS

Martin Legros faisant ses premiers pas après être sorti du coma

« Quand ils m’ont dit que je ne marcherais probablement plus jamais, j’ai dit : “Y en est pas question.” Je faisais des longueurs en cachette avec ma marchette dans ma chambre d’hôpital. »

La première chose qu’il a dite à ses parents, de sa voix éteinte à travers l’écran pandémique du téléphone, c’est : « Êtes-vous corrects ? »

« C’est ben Martin, ça : à moitié mort, mais y s’inquiète des autres », a dit son frère.

Bergeron a tenté de faire croire au jury qu’il avait été agressé par Martin Legros. Ça n’a pas tenu la route et il a été déclaré coupable de « voies de fait graves ». Sans les miracles de la médecine contemporaine, c’était un meurtre. Pour Martin, la condamnation à quatre ans de pénitencier écopés par son agresseur est une « sentence bonbon ».

Il n’a pas digéré la lettre d’excuses tardives (après avoir contesté l’accusation) où Bergeron regrette d’avoir « gâché sa soirée ».

C’est toute une vie qu’il a gâchée. Plus qu’une vie. Celles de sa fille, son fils, son beau-fils, toute sa famille.

Le choc post-traumatique est encore bien présent. « Quand je mets un couteau dans le lave-vaisselle, je mets de la vaisselle par-dessus. Je me dis : “Si quelqu’un entre, il ne le trouvera pas.” »

Il vérifie toujours ses portes. Ne peut supporter un film où quelqu’un joue du couteau.

Il lui a fallu longtemps avant de sortir. Puis d’aller ailleurs qu’au marché.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

« Souvent, je repense à ce soir-là, raconte Martin Legros. Si j’étais pas allé au bar. Si je m’étais pas levé… »

« Ma psy m’a dit de m’exposer. J’ai réussi à retourner au bar où c’est arrivé. Les gens me regardaient… Un jour, un livreur est venu et je le trouvais un peu bizarre. Il m’a écrit plus tard pour s’excuser : il était là, ce soir-là, il m’a reconnu. Tellement de gens ont été traumatisés.

« Souvent, je repense à ce soir-là. Si ma blonde avait été là. Si mes amis étaient venus souper. Si j’étais pas allé au bar. Si je m’étais pas levé… Personne s’est levé, tu sais. C’est plus fort que moi. À 14 ans, je pesais 220 livres. C’est moi qui protégeais le meilleur joueur de l’équipe, au hockey. J’ai revu des gars du secondaire 30 ans plus tard : ils m’ont dit que je m’étais battu pour les défendre parce qu’ils se faisaient écœurer par des toughs. Je me souvenais pas de ça.

« Il y a plein de si. Mais je sais une chose : si je ne m’étais pas levé et que la barmaid avait été poignardée, je n’aurais pas pu vivre avec ça. »

Il est resté huit mois à l’hôpital. Il est en arrêt de travail et le restera probablement. Mais il est « sorti du bon » de tout ça, insiste Martin.

« Je ne suis plus le même homme. J’avais 47 ans et je n’avais pas vu la vie passer. Je travaillais 70 heures par semaine. Je n’étais pas capable de dire : “Je t’aime.” J’étais insensible à la souffrance des autres, à part mes proches. Je me disais : si quelqu’un est dépressif, qu’il se botte le cul. »

Je ne pleurais jamais. J’ai été élevé comme ça, et j’ai élevé mon gars comme ça. Je suis content d’avoir brisé le cycle, qui va de mon grand-père à mon père, à moi, à mon fils. Maintenant, je dis “je t’aime”. L’autre jour, je disais ça à mon kiné, il est venu les yeux pleins d’eau.

Martin Legros

« Je suis devenu très sensible. Je pleurais tout le temps en sortant de l’hôpital. Je ne peux pas écouter les nouvelles et voir des gens qui souffrent.

« Je me rends compte que les Québécois sont compatissants avec les handicapés [il marche péniblement]. Les gens m’aident. J’ai eu des soins incroyables, physio, kiné, ergothérapeute, psychologue… Ben, là, je n’ai plus de psy, le programme est fini, c’est dur à trouver. Je pensais que j’allais bien, mais c’est long. »

Il marche avec une attelle, mais il marche. « Plus tu prends de la force musculaire, plus tu as mal… Alors d’un côté, ça fait mal, mais de l’autre, j’en regagne, alors je suis content d’avoir mal.

« Je repense à avant, ça me paraît tellement loin. »

Martin Legros s’est réveillé dans une nouvelle peau, il faut dire.