(Londres) « T’es certaine que c’est là ? Veux-tu vérifier l’adresse ? », m’a demandé Ayman, le chauffeur, en me déposant devant le 17 Bruton Street, dans le chic quartier de Mayfair, en plein cœur de Londres.

À cette adresse, on trouve un édifice de bureaux sans visage flanqué d’un autre aux fenêtres condamnées. Au coin, dans des concessionnaires Bugatti, Ferrari et Bentley, des filles en stilettos vendent des voitures de luxe. De l’autre côté de la rue, on ne trouve que des marques prestigieuses de prêt-à-porter. Elie Saab, Zimmerman, Kenzo. C’est le paradis du costume coloré, des robes longues et des montres clinquantes.

Mais il n’y a pas d’erreur, c’est bien ici qu’est née Elizabeth Alexandra Mary Windsor. La fille du frère du roi Édouard VIII. Celle que son père Bertie appelait Lilibet.

Celle qui pensait mener une vie privilégiée, mais relativement loin des projecteurs et du trône. Tellement loin, que ses parents n’ont pas cru nécessaire de lui donner le nom de son aïeule, Victoria, comme le voulait la tradition pour les aspirants à la couronne.

Un soir froid de décembre est venu tout chambouler. La fillette n’avait que 11 ans quand son oncle a abdiqué pour épouser une Américaine divorcée. Ce jour-là, son père est devenu George VI et l’enfant, la princesse héritière. On raconte qu’elle a prié pour que Dieu lui donne un petit frère qui l’aurait supplantée dans l’ordre de succession. Son vœu n’a jamais été exaucé.

IMAGE TIRÉE DE GOOGLE STREET VIEW

Le 17 Bruton Street en avril 2022.

À 11 ans, Lilibet a fait place à la princesse Elizabeth, puis, 14 ans plus tard, à la reine Élisabeth II. La femme a disparu derrière le titre qui lui a été assigné et qui, même s’il est offert sur un plateau de diamant, ressemble bien souvent plus à une prison dorée qu’à un lieu d’exercice du pouvoir. Plus à un sacrifice qu’à un cadeau divin.

En débarquant à Londres jeudi matin, moins de 24 heures après l’annonce de la mort de la souveraine britannique, je me suis demandé ce qu’il restait d’Elizabeth avant Élisabeth. De l’être humain derrière le rôle.

De sa maison d’enfance, de sa vie d’insouciance, il ne reste pas une pierre, mais si on cherche bien, on trouve deux petites plaques commémoratives marquant le lieu de naissance de la monarque. Discrètement.

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Une plaque commémorative en l’honneur de la reine Elizabeth II près de son lieu de naissance

« Ça fait quatre ans que je travaille sous les plaques et je ne les avais pas remarquées jusqu’à la semaine dernière », m’a dit Elmo, un portier du chic restaurant chinois Hakassan, abrité lui aussi par le 17 Bruton Street. Des passants s’arrêtent parfois pour lire les inscriptions.

Cependant, c’est à tout juste un kilomètre de là qu’ils laissent des monticules de fleurs. Devant les grilles du Palais de Buckingham, où le père d’Elizabeth a été roi, où elle a été reine et où, maintenant, son fils aîné est souverain. Un lieu où les êtres humains sont, au bout du compte, interchangeables.

Au cours des deux prochaines semaines, la Grande-Bretagne rendra hommage à sa souveraine disparue. À celle qui a porté la couronne pendant 70 ans sans jamais se plaindre du poids sur ses épaules. À celle qui a été une ancre même quand la mer est devenue terriblement houleuse. Soit.

Pour ma part, c’est à Lilibet que je penserai et à tout ce qu’elle a dû écarter pour incarner l’État. Car maintenant que son fils lui a succédé, Élisabeth II est à nouveau Elizabeth Alexandra Mary Windsor.