Karine Landry est infirmière depuis 20 ans. Elle adore ce métier, qu’elle a exercé à plusieurs niveaux. Karine a récemment obtenu une mention honorifique pour son travail. Le CISSS des Laurentides, son employeur, vient aussi de la suspendre.

Dans un contexte où la pénurie d’infirmières plombe le réseau de la santé, la saga de Karine Landry mérite d’être racontée.

Karine œuvre donc en « Groupe de médecine familiale » dans les Hautes-Laurentides (principalement au GMF de la Lièvre). Elle n’a pas travaillé en soins infirmiers hospitaliers depuis plus de 15 ans.

Mais voilà, les Laurentides vivent la même pénurie d’infirmières qu’un peu partout au Québec : cela menace de créer des « bris de services » aux urgences, aux soins intensifs et en médecine-chirurgie à l’hôpital de Mont-Laurier.

Le CISSS des Laurentides a lancé un appel à des infirmières en GMF, en CHSLD et en soins à domicile pour qu’elles pourvoient volontairement des postes, cet été, à l’hôpital.

Il y a eu des volontaires, mais pas suffisamment.

Le CISSS a donc enrôlé de force des infirmières pour pourvoir des quarts à l’hôpital. On appelle ça un « déplacement non volontaire », dans le jargon bureaucratique. Une dizaine d’infirmières ont reçu ces avis de « conscription », selon le jargon non bureaucratique.

Karine Landry est l’une de ces conscrites. On l’a mise à l’horaire pour quelques quarts de travail à l’hôpital de Mont-Laurier, d’ici le début de septembre, en médecine-chirurgie.

Mais Karine a refusé.

Motif : ça fait plus de 15 ans qu’elle n’a pas mis les pieds sur un plancher d’hôpital pour y donner des soins. Elle ne se sent pas à l’aise de le faire. Elle a peur de faire des erreurs, rappelant qu’il y a des spécialités, en soins infirmiers.

Rappelons qu’une infirmière peut aussi être tenue responsable d’une erreur dans les soins prodigués, devant l’Ordre des infirmières.

Le CISSS a donc lancé ces derniers temps des procédures disciplinaires contre Karine Landry, pour refus de travailler.

Premier avis : pas de suspension.

Deuxième avis : une journée de suspension, qu’elle a déjà purgée.

Troisième avis : trois journées de suspension, à purger.

Un quatrième avis pourrait entraîner jusqu’à cinq jours de suspension.

Le CISSS, lui, jure ne pas avoir le choix de suspendre Karine Landry. Il faut éviter les ruptures de services, m’a dit Steve Desjardins, directeur des soins infirmiers. L’hôpital doit avoir des services d’urgence et de soins intensifs, par exemple. Ensuite, il y a un enjeu d’équité envers celles qui ont accepté d’être conscrites : « Les déplacées qui ont accepté à contrecœur, elles se demandent : vous faites quoi avec celles qui refusent ? »

M. Desjardins ajoute que si le CISSS n’avait pas forcé ces « déplacements non volontaires », peut-être que des infirmières régulières de l’hôpital n’auraient pas eu de renfort. Peut-être que cela aurait contribué à les épuiser davantage.

Fort bien, on comprend le dilemme.

Mais quand même, il y a quelque chose de profondément odieux à ce que des infirmières soient forcées de porter le fardeau de 40 ans de négligence du système de santé sur leurs épaules1. Quand ce n’est pas du TSO (temps supplémentaire obligatoire) qu’on leur enfonce dans la gorge2 depuis 30 ans, on en force d’autres à aller travailler dans des unités spécialisées, sans formation.

J’écris l’essentiel de cette chronique mardi matin, le 23 août 2022. La fin de semaine dernière, dans des hôpitaux de Montréal, des urgences ont imposé du TSO à plusieurs infirmières, qui ont dû travailler huit heures de plus que prévu.

Et juste avant d’écrire l’histoire de Karine, j’ai écouté chez Paul Arcand l’entrevue d’une infirmière de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont3 qui a témoigné de ce qu’elle a vu dans les tranchées. C’est épouvantable, ce que ces femmes vivent. C’est inhumain.

Pas surprenant que partout au Québec, des milliers d’infirmières démissionnent4, pour se réorienter ou alors pour aller soigner au privé.

La spirale infernale est typique : les infirmières épuisées du public démissionnent, ce qui met encore plus de pression sur celles qui restent… Ce qui entraîne encore plus de démissions.

Steve Desjardins a bien illustré le phénomène, en entrevue : « La profession infirmière est stimulante, elle attire de nouvelles candidatures, mais pas en nombre suffisant. » Résultat : il y a une « balance déficitaire » d’infirmières prêtes à travailler.

En entrevue, Steve Desjardins a été direct et lucide. Il a fait preuve de franchise dans ses observations. Je sympathisais quasiment avec lui : voici un homme qui doit patcher les trous de 40 ans de négligence face au système, j’imaginais un homme qui essaie de jongler avec 12 bûches en feu tout en faisant le grand écart sur deux chevaux au galop…

Je le cite, expliquant le saupoudrage de quarts de travail hospitaliers à plusieurs infirmières non hospitalières : « La stratégie, c’est de répartir la misère… »

Justement, les infirmières du Québec sont écœurées de manger de la misère, même de la misère bureaucratiquement bien répartie. Karine Landry en fait partie.

Elle a donc été suspendue.

Mais comment peut-on suspendre une infirmière qui refuse de se présenter à un quart de travail dans un hôpital auquel elle n’est pas attachée ?

Bonne question, chers lecteurs. On ne vous en passe pas une.

Réponse : en l’empêchant de travailler… dans son GMF.

Oui, oui, vous avez bien lu : suspendue de l’hôpital, c’est au GMF que Karine Landry doit purger sa suspension.

Que fait Karine, au GMF ?

Eh bien, elle œuvre en première ligne, à sa façon. Quand elle s’occupe de patientes qui ont par exemple des infections urinaires – de la demande de labos à l’ordonnance –, Karine évite à ces patientes des visites aux urgences de quel hôpital, vous pensez ?

Eh oui, de l’hôpital de Mont-Laurier !

Autre absurdité : Karine Landry est à l’horaire de l’hôpital de Mont-Laurier le samedi et le dimanche. Obligatoirement, elle doit donc être en congé de son GMF la veille et le lendemain, le vendredi et le lundi.

J’entends d’ici la lectrice attentive : oui, mais Karine refuse de faire ses quarts du samedi et du dimanche, à l’hôpital, elle pourrait donc travailler au GMF le vendredi et le lundi…

Réponse : non, elle ne peut pas. Interdiction de travailler au GMF le vendredi et le lundi, car elle est fantomatiquement « de garde » à l’hôpital samedi et dimanche !

Petite ironie de la saga, en terminant ?

Au printemps, le CISSS des Laurentides a honoré le travail de dix infirmières avec un « Prix Reconnaissance émérite ». Karine était du lot.

Un des signataires de l’annonce du Prix : Steve Desjardins.

La version originale de ce texte donnait à penser que Mme Landry était affectée aux urgences de l’hôpital de Mont-Laurier. Or, le CISSS l’a plutôt affectée à l’unité de médecine-chirurgie.

1. Lisez la chronique « Après 40 ans, la facture arrive » 2. Lisez la chronique « L’argent, ce n’est pas tout dans la vie » 3. Écoutez le témoignage d’une infirmière de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont 4. Lisez l’article « Des démissions d’infirmières à répétition qui pèsent lourd sur le réseau de la santé »