J’espère que ce milliard de dollars en primes de toutes sortes pour ramener des infirmières à temps plein dans le réseau public va fonctionner. Nous en avons besoin, les ruptures de services sont franchement inquiétantes.

Mais j’ai de gros doutes.

D’abord, mettons une chose au clair, si on croit au poids des mots. Il n’y a pas de pénurie d’infirmières dans le réseau de la santé. Il y a une hémorragie d’infirmières : elles ont fui, elles fuient et elles songent à fuir un réseau qui les épuise.

Premier facteur d’épuisement : le fameux TSO, le temps supplémentaire obligatoire. Ça fait 25 ans que c’est utilisé à outrance pour imposer un quart de travail supplémentaire aux infirmières.

C’est super payant, le TSO. Et c’est super frustrant, super épuisant. Ça ouvre des plaies invisibles qui expliquent en grande partie l’hémorragie.

Et plus les infirmières fuient le réseau, plus ça met de la pression sur les épaules de celles qui restent. Ce qui donne encore plus le goût, à celles-ci, de s’en aller.

Deuxième facteur d’épuisement : la gestion, en général. Créer des horaires qui tiennent de la science-fiction, qui n’ont pas d’arrimage dans le service où les infirmières travaillent. Des horaires magiques élaborés par des fonctionnaires inconnus, divorcés du réel.

Troisième facteur d’épuisement : les ratios. Un ratio, c’est le nombre de patients par infirmière. T’as cinq, six, sept patients ? C’est gérable. T’en as 11, 12, 13 ? C’est gérable, mais pas tous les jours, pas tous les shifts.

* * *

Jeudi, à la radio, j’ai parlé à une infirmière québécoise qui a pratiqué aux urgences de l’hôpital de Gatineau… Jusqu’à ce qu’elle décide, épuisée et dégoûtée par la gestion par TSO, d’aller pratiquer à Ottawa.

Je lui ai demandé, à Caroline Dufour, si les annonces de Québec pouvaient la convaincre de revenir pratiquer ici, au Québec. Réponse : « Non. » Parce que ça n’est pas une question de fric qui explique son départ.

J’ai parlé à d’autres infirmières, jeudi. Elles pratiquent ici, à Montréal. Elles ont regardé la conférence de presse en direct. Même discours : c’est pas une question d’argent, lâchez-nous avec l’argent. L’une d’elles a gagné 100 000 $ l’an dernier. Elle veut une gestion intelligente, point. Du respect.

Quinze mille dollars de plus, qui vont devenir 7000 $ net après impôts, l’équivalent de 134 $ par semaine, ça ne changera pas grand-chose pour beaucoup d’entre elles.

Combien ça vaut, le respect de pas te faire dire à 16 h que tu dois t’étirer obligatoirement jusqu’à minuit parce que ça fait 25 ans que ton boss, l’État, n’est pas capable de bien gérer ses infirmières ?

J’ai aussi échangé avec une dame qui embauche des infirmières pour une clinique privée. Elle passe en entrevue des infirmières qui travaillent au public. Son constat : elles ne veulent pas fuir le public pour une question d’argent.

Alors, je ne sais pas si 12 000 $, si 15 000 $ ou même 18 000 $ vont convaincre les infirmières qui ne sont pas à temps plein dans le réseau de revenir à temps plein dans le réseau.

Je l’espère.

Mais j’ai des doutes, de gros, gros doutes.

Le TSO doit devenir l’exception, pas la règle. La gestion des horaires doit avoir des racines dans le réel, avec la collaboration active des infirmières elles-mêmes.

Dans mes appels à des infirmières, jeudi, on m’a fait remarquer deux choses vraiment intéressantes.

Un, les quarts de travail de 12 heures – plutôt que 8 –, ça semble être un outil efficace pour ne pas tuer les infirmières à l’ouvrage. Tu travailles 12 heures, oui, mais tu sais qu’après ton quart, tu t’en vas à la maison.

Deux, il y a des hôpitaux où le TSO n’est pas utilisé de façon outrancière.

Savez-vous ce que les deux points ont en commun ?

Le réseau de la santé anglophone, particulièrement celui lié au Centre universitaire de santé McGill.

Je sais, je sais. Je touche à un tabou. Mais pourquoi des infirmières francophones qui ont travaillé dans les réseaux anglophone et francophone jugent-elles être mieux traitées dans le réseau anglo ?

Pourquoi les Anglos sont-ils davantage capables de gérer le personnel infirmier sans le recours excessif au TSO ? Pourquoi plus de quarts de 12 heures, chez les Anglos ?

Bref, c’est bien beau l’appel du pied de la Nation aux infirmières, mais les directions qui abusent du TSO, qui gèrent tout croche, qui leur mettra le pied au derrière ?

* * *

Je ne fais que rapporter ce que j’ai entendu toute la journée, jeudi. Et ce que j’entends depuis des mois.

Et jeudi, comme depuis des mois, les infirmières m’ont dit la même chose à propos de l’ouvrage, qui les tue à petit feu : l’argent, ce n’est pas tout, dans la vie.

Y a la vie, aussi.