Zoé était en classe quand elle est tombée sur mon reportage. Étudiante en éducation spécialisée, elle devait rédiger un travail de recherche sur le trouble de l’attachement. Elle avait sélectionné un paquet d’articles de presse.

Dans le paquet, il y avait donc ce reportage, que j’ai écrit en juin 2014. En le lisant, Zoé a eu le souffle coupé. Elle a agrippé le bras de sa camarade de classe. « Il faut que je sorte. Je pense que c’est moi, dans l’article… »

Le reportage s’intitulait « Des bombes à retardement ». Il était question d’un couple québécois « embarqué dans une galère infernale » après avoir adopté des jumeaux en Russie.

Les bombes à retardement, c’était eux. Les jumeaux. Deux enfants brisés par de multiples abandons, incapables de s’attacher à qui que ce soit. « Des enfants incontrôlables, hyper violents, menteurs et manipulateurs, disait l’article. Des enfants qui n’auraient jamais dû être offerts en adoption. »

Lisez le reportage « Des bombes à retardement »

Zoé s’est reconnue. Même s’il était question de jumeaux, et non de jumelles, dans le reportage. « Je savais. »

Sous le choc, elle s’est réfugiée dans les toilettes. Et a pleuré toutes les larmes de son corps.

Après 25 ans à La Presse, il y a des reportages dont je me souviens à peine. D’autres dont je ne me souviens pas du tout. Hein ? C’est moi qui ai écrit ça ?

Celui-là, sur les jumelles adoptées en Russie, est encore frais à mon esprit. Je me souviens avoir transformé les filles en garçons pour brouiller les pistes – on fait ça, parfois, en journalisme : modifier un détail qui ne change rien à l’histoire, pour mieux préserver l’anonymat des gens.

Je me souviens de la détresse, immense, de leur mère adoptive.

Je me souviens de ce détail choquant : à bord de l’avion qui les ramenait de Russie, les jumelles s’étaient mises à suer et à trembler de tous leurs membres.

Elles étaient en sevrage. À 3 ans.

À l’orphelinat, quelques heures plus tôt, les petites étaient apparues amorphes. Elles étaient assises sur une chaise, sans bouger, sans parler. Leurs parents adoptifs avaient appris plus tard que l’orphelinat avait l’habitude de gérer leurs crises à coups de fortes doses de médicaments.

Mais là, dans l’avion, c’était la surprise. Le choc. Coups de pied, coups de poing, hurlements : les jumelles étaient déchaînées.

L’avion n’avait pas encore atterri que les parents doutaient déjà : peut-être avaient-ils commis une erreur.

Une erreur tragique, irréparable.

Il y a quelques semaines, les jumelles m’ont contactée ; elles voulaient me parler du reportage qu’elles venaient de découvrir, huit ans après sa publication. Nous avons pris rendez-vous dans un café de Longueuil.

Les deux femmes, aujourd’hui âgées de 24 ans, ont coupé les ponts avec leurs parents adoptifs depuis des années.

Elles étaient prêtes à ce que je publie leurs noms et à se faire photographier. Mais l’une d’elles a vécu en centre jeunesse, et la Loi sur la protection de la jeunesse interdit aux médias de révéler l’identité des enfants qui ont été placés, même après leur passage à l’âge adulte.

Et puis, en 2014, j’avais accordé l’anonymat à la mère des jumelles. On ne brise pas ce pacte journalistique, même au bout de huit ans.

Alors, j’ai proposé aux deux femmes de raconter la suite de cette histoire d’horreur, de leur point de vue, en leur donnant des noms d’emprunt : Zoé et Anna.

C’est une suite, pas un rectificatif. Le reportage, je l’admets, était horriblement dur. Les jumelles ne contestent pas les faits, mais elles ne les interprètent évidemment pas de la même manière que leur mère adoptive.

Et puis, ce qui était vrai en 2014 ne l’est plus nécessairement aujourd’hui. Les bombes ont été désamorcées.

C’est une suite, donc, mais une belle suite. Une histoire de résilience. La preuve qu’on peut s’en sortir, même après un très mauvais départ. Même quand tout, absolument tout, semble jouer contre soi.

À 10 ans, Anna a été placée dans un centre jeunesse de Longueuil par ses parents adoptifs à bout de souffle. Elle y est restée jusqu’à l’âge de 18 ans.

« Je n’avais pas un profil qu’on pouvait laisser sortir, admet-elle. J’étais tellement fâchée que je suis tombée dans l’agressivité. Je suis allée trois fois à Saint-Hyacinthe, dans un encadrement fermé. Je me suis promenée de centre jeunesse en centre jeunesse. Je refusais de prendre ma médication… »

Pendant huit ans, elle a fêté Noël seule dans sa chambre, à regarder les lumières de Montréal. Elle n’a jamais reçu la visite de sa sœur. Pas une fois, en huit ans. Sa mère a maintenu un contact régulier. Son père était plus effacé, plus distant.

À 18 ans, enfin, Anna a pu sortir. La liberté lui a donné le vertige. « Je me disais : je vais faire comment, moi, si je n’ai pas d’appui de ma mère, si je n’ai pas d’appui de mon père, si je n’ai pas d’appui de personne ? »

Anna a découvert qu’il y avait tout un monde, dehors, sur lequel s’appuyer. Une travailleuse sociale pour lui dénicher un appartement supervisé. Une restauratrice pour lui offrir son premier emploi. Des travailleurs communautaires pour la soutenir. Un filet d’êtres humains remarquables s’est mis en place pour lui éviter de s’écraser.

Anna a eu envie de revoir sa sœur jumelle. Une envie irrépressible, presque un besoin vital.

Mais Zoé hésitait. Beaucoup. Pendant son adolescence, sa mère lui répétait qu’Anna était violente et finirait sans doute en prison. « Moi, à 18 ans, j’avais quand même peur de la revoir, raconte Zoé. Je la trouvais un peu insistante, parce qu’elle voulait absolument me revoir. »

Elles ont fini par arranger une rencontre, en présence d’amis. « Au début, dit Zoé, j’étais hyper bête.

— Oui, très bête, confirme Anna.

— Je me rappelle, dans la voiture, c’était le silence. Je regardais mon cell… »

Les jumelles ont continué à se fréquenter. Petit à petit, elles ont réalisé à quel point elles étaient différentes. Zoé court les plateaux de tournage ; Anna ne jure que par le hockey. Zoé veut percer le mystère de ses origines russes ; Anna s’en moque éperdument. Zoé garde tout en dedans ; Anna explose de colère.

Leurs points communs : une adolescence chaotique, ponctuée d’échecs scolaires et de rendez-vous à Sainte-Justine. Une longue liste de diagnostics : trouble du spectre de l’autisme, trouble du déficit de l’attention, trouble grave de l’attachement…

À 20 ans, elles ont emménagé ensemble. « Notre relation aujourd’hui n’est pas tout à fait… » Zoé hésite, cherche ses mots. Anna prend le relais : « On a encore beaucoup de blessures. C’est le travail d’une vie, en fait. On habite ensemble depuis quatre ans. Est-ce que c’est toujours facile ? Non. Mais on est là l’une pour l’autre. »

Anna était déterminée à ne pas finir dans la prostitution ou dans un gang de rue, comme finissent trop de filles en centre jeunesse. « J’ai toujours dit : je vais les déjouer, vos statistiques ! »

Elle rêvait d’être policière, mais l’école, ce n’était pas pour elle. Alors, elle a trouvé un métier qui s’en rapproche un peu. Agente d’intervention en centre jeunesse.

« On répond aux appels quand ça se bagarre, un peu comme les agents correctionnels, en prison. Les premiers cas où j’ai dû intervenir sur des jeunes, cela a été extrêmement difficile parce que j’ai dû faire les mêmes contentions que je m’étais fait faire… »

Depuis trois ans, elle a pour tâche d’escorter des enfants du Nunavik placés en centre jeunesse à Montréal. Dans l’avion, elle leur confie : « Je suis passée par là. Je sais que ça va être difficile, les six prochains mois, mais dis-toi qu’il y a des gens pour t’aider. Ce n’est pas tout le monde qui est méchant. »

Zoé veut travailler auprès d’enfants en difficulté, elle aussi. « Le passé, on ne peut pas le changer. Mais je me dis : au moins, si je peux en aider d’autres… »

La pente à monter était abrupte. Elle n’avait pas fini l’école secondaire. « Ma mère me disait : “Si tu es caissière dans un dépanneur, ce sera beau.” » Elle a bûché. Elle a passé un test de développement général, qui permet d’accéder aux programmes de formation professionnelle.

Enfin, elle s’est inscrite en technique d’éducation spécialisée. « À l’école, j’avais vraiment peur au début, parce que j’ai toujours été dans des classes spéciales. Je n’avais jamais fréquenté une école normale. »

Ça s’est bien passé. Enfin, jusqu’à ce qu’elle tombe sur un article qui la décrive comme une enfant « pas adoptable ».

Mon reportage explorait le trouble de l’attachement, un phénomène fréquent chez les enfants qui ont vécu de multiples abandons. Par mécanisme de survie, ces enfants font tout pour bousiller la relation avec leurs nouveaux parents.

Anna admet avoir souffert d’un trouble de l’attachement « extrême ». Elle se rappelle avoir fait un drame quand son éducatrice, au centre jeunesse, est partie en congé de maternité. Elle admet aussi qu’elle agissait « comme un robot » dénué de toute émotion en présence de sa mère, qu’elle appelle « Madame ».

Mais aujourd’hui encore, Anna en veut terriblement à cette femme dont le plus grand regret semble être de les avoir adoptées, sa sœur et elle. « Si elle avait eu l’opportunité de nous réexpédier en Russie dans une boîte, je pense qu’elle l’aurait fait. »

Zoé a appelé sa travailleuse sociale après avoir lu mon reportage. « Aide-moi parce que ça ne va pas. Je suis au bout de ma vie. Je n’en peux plus. »

Elle s’est retrouvée au centre de crise. « Ce qui m’a fait le plus mal, c’est qu’on aurait dit que tout était notre faute. » Elle a eu honte, encore. Ce sentiment de culpabilité la gruge depuis des années. « J’ai un psychologue et une travailleuse sociale. On travaille beaucoup là-dessus. Ma TS a accepté de me voir ce soir à 17 h, même si sa journée de travail sera finie… »

Comme toujours, le filet est là, bien tendu, pour rattraper les jumelles lorsqu’elles risquent de s’effondrer. « On a la chance d’avoir des gens autour de nous, reconnaît Anna. Mais pour ma part, il va toujours y avoir un vide. »