Récapitulons…

Les écoles manquent de profs. Les écoles manquent d’espace. Les écoles manquent de psychoéducatrices, d’orthopédagogues et d’orthophonistes. Devant cela, les parents votent avec leurs pieds : depuis 20 ans, les écoles publiques ont perdu des milliers d’élèves au profit du privé.

La DPJ manque de bras : il n’y a tout simplement pas suffisamment de candidatures pour pourvoir les postes d’intervenantes. La DPJ ne manque pas d’enfants à évaluer : les listes d’attente explosent1.

Les hôpitaux manquent de personnel. Les hôpitaux manquent d’infirmières : elles sont 4000 à avoir quitté le réseau à Montréal depuis le début de la pandémie. Les hôpitaux montréalais fonctionnent donc au super ralenti ces jours-ci : c’est dû autant aux patients infectés par le coronavirus qu’au manque de personnel chronique qui rattrape le réseau.

Les hôpitaux manquent de personnel, partout. Ce n’est plus un phénomène de la région montréalaise. Les hôpitaux d’Abitibi-Témiscamingue doivent réduire toutes sortes de services, comme l’obstétrique, la chirurgie et les urgences2. Val-d’Or, Amos, Senneterre, Rouyn-Noranda, Ville-Marie, La Sarre : la pénurie de personnel frappe partout. Oh, on manque aussi d’ambulances dans cette vaste région !

Ce que je décris là, ce sont des maux qui affligent l’école, les hôpitaux et les services sociaux depuis des années. Rien, mais absolument rien de neuf.

Trois secteurs de compétence de l’État québécois qui manquent d’amour depuis des années. J’insiste : d’amour, pas forcément de cash, quoique le cash est aussi un problème.

Pourquoi ? Parce que ça fait des années que l’État est un employeur peu recommandable.

Enweye, la méthode Toyota dans les hôpitaux où t’es chronométré pour un changement de cathéter ou de culotte d’incontinence ; enweye, la maximisation des « ressources » que sont les humains ; enweye, l’atterrissage à répétition d’élèves en difficulté dans les classes « régulières », sans aide, sans services aux profs qui ne savent pas – qui ne peuvent pas – gérer ça ; enweye, depuis un quart de siècle, la claque sur la gueule qu’est le « temps supplémentaire obligatoire » (TSO) des infirmières qui s’en vont au privé pour sauver leur peau… Ou qui quittent le métier pour aller faire pousser des tomates.

Ben oui, résultat : le nombre de congés de maladie explose3.

À la DPJ, en plus de côtoyer la misère humaine, on a eu la bonne idée de submerger les intervenantes de dossiers4, au point de rendre mathématiquement impossible une prestation de services digne et efficace : t’es payée 35 heures, t’as 27 enfants répartis dans 18 familles, regarde ça de tous bords, tous côtés, t’as deux heures par famille, par semaine…

Et si l’intervenante doit témoigner en cour, les maths sont encore là impitoyables : enlevez une journée, c’est sept heures. Vous avez alors 28 heures pour vos 18 familles, 90 minutes par semaine… Sur papier, le gestionnaire du CISSS trouve que c’est assez, 90 minutes par famille. La boss du gestionnaire, elle est contente aussi : ça rentre dans les petites cases, 90 minutes par famille, dans le rapport annuel, rien ne craque, tout va bien, monsieur le ministre. La machine ne dira jamais que la machine fait partie du problème.

Mais le cerveau de l’intervenante n’est pas une petite case, elle comprend qu’elle va se tuer à sauver les petits. Elle craque. Et elle s’en va, incarnant le taux de roulement absolument effarant à la DPJ.

L’État presse le citron, maximise les ressources, faut que ça rentre dans les petites cases, sur papier. Les DG-machins de toutes les patentes à sigles de l’État – CISSS, CIUSSS, DPJ, CSSDM, DRILLL, etc. – ne sont jamais plus heureux que quand les cases sont bien remplies, sur papier…

Mais dans la vraie vie, c’est l’hémorragie, le monde souffre, mais les bureaux des DG sont suffisamment éloignés de la vraie vie pour qu’ils n’aient pas à marcher dans le sang. Les ministres sont rassurés par les DG, on va nommer un comité qui-va-se-pencher-sur-la-question et quand ça fera la une de La Presse, ils annonceront une injection de quelques millions, pis…

Pis le TSO, pis l’épuisement des TS de la DPJ, pis la madame en fauteuil roulant parce que sa vertèbre aurait dû être opérée il y a déjà six mois, ben le monde va oublier, de toute façon, les Québécois ont la capacité d’attention d’un bébé épagneul…

Au moins, y a pas une femme voilée qui va enseigner les maths à nos ados, on a les succès qu’on peut. Ça, là-dessus, l’État a réglé le « problème » qui a fait hurler les Québécois mille fois plus fort que le TSO des infirmières, par exemple. On a les priorités nationales qu’on peut, aussi.

Oh, et quand des infirmières vont se plaindre sur Facebook qu’on les presse comme des citrons en négligeant la prestation de services aux citoyens, l’État va les suspendre en leur reprochant un manque de loyauté envers leur employeur. Parce que si les employées – les profs, les infirmières, les intervenantes – n’ont pas le droit de décrire le réel, seules les petites cases de gestionnaires existent, finalement. Vos gueules, dites surtout pas que ça craque5. Pas question de laisser le personnel contredire la vérité des rapports à petites cases bien propres que les DG donnent à un ministre qui, de toute façon, sera envoyé à l’Éducation – ou à la Culture, ou à l’Habitation – à l’occasion d’un remaniement dans 14 mois.

Voilà.

Le système craque de partout et c’est un peu beaucoup parce que l’État traite ses employés comme des Kleenex.

Ce qui est surprenant, ce n’est pas qu’on manque de profs, d’infirmières et d’intervenantes : c’est qu’il en reste autant, dans une économie où l’on peut se faire embaucher facilement n’importe où. Ça craque de partout, ce n’est pas surprenant, suffisait de ne pas se fier aux petites cases des rapports des gestionnaiiiiiiiiires.

1 Consultez l’article « “ Exode” à la DPJ » 2 Consultez l’article « Réductions et ruptures de nombreux services en santé à venir en Abitibi-Témiscamingue » 3 Consultez l’article « Réseau de la santé : hausse marquée du nombre de congés de maladie » 4 Consultez la chronique « Il y a toutes sortes de monstres » 5 Consultez la chronique « L’omerta du devoir de loyauté »