Des élus de l’Assemblée nationale votent des lois souvent arides sur les assurances, sur les retraites et les impôts. Ils légifèrent sur l’heure d’ouverture des commerces, et même sur la couleur de la margarine. Mais parfois leurs décisions touchent la fibre même de nos existences. On l’a vu récemment avec l’aide médicale à mourir.

Il y a 20 ans, début juin 2002, un autre moment solennel. À l’unanimité, l’Assemblée nationale donnait le feu vert à l’« union civile » qui conférait aux conjoints québécois de même sexe les mêmes droits qu’aux couples hétérosexuels.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre de la Justice Paul Bégin, en septembre 2001

C’est sans doute le plus beau moment de ma vie parlementaire.

Paul Bégin, ex-ministre de la Justice

À titre de ministre de la Justice, M. Bégin avait parrainé le projet de loi 84 à l’époque. C’était l’aboutissement d’une réflexion entamée en septembre 2001. Les problèmes étaient importants : les conjoints de même sexe n’avaient pas les mêmes droits aux yeux des assurances, de la Régie des rentes, et n’étaient pas protégés sous le partage du patrimoine. En outre, ils ne pouvaient légalement adopter un enfant. Les enfants d’unions antérieures n’avaient pas de lien légal avec le conjoint de leur parent.

Un obstacle important : l’institution du « mariage » était de compétence fédérale. La loi québécoise pourra aller aussi loin… mais sans utiliser ce vocable.

Avec l’union civile, le Québec était à l’avant-garde en Amérique du Nord quant à la reconnaissance des droits des homosexuels. Des mesures comparables existaient aux Pays-Bas ou dans les pays scandinaves.

Le mariage gai « touche aux fibres les plus sensibles d’une société », avait alors dit Paul Bégin. Il fallait une dose de courage, mais la société québécoise était « rendue là », observe l’ex-ministre.

Michel Bouchard était à l’époque le sous-ministre de Bégin. L’union civile, puis le « mariage » entre conjoints de même sexe, « ce serait arrivé inévitablement, mais cela prenait un coup de barre pour y arriver ».

Ottawa modifiera la loi deux ans plus tard, mais le fait que le Québec a bougé dès 2002 a accéléré les choses, croit l’ex-mandarin. Pour lui, l’institution de l’union civile à l’époque est socialement aussi importante que l’aide médicale à mourir aujourd’hui.

C’est pour moi d’égale valeur. Dans les deux cas, on touche à la question du respect de la personne. Dans un cas face à la décision d’un individu de s’unir avec la personne de son choix, dans l’autre à l’égard de ce qu’il souhaite faire à la fin de sa vie.

Michel Bouchard, ancien sous-ministre de la Justice

En novembre 2001, Michael Hendricks et René Lebœuf avaient déjà inscrit une action en justice pour faire reconnaître que la prohibition des couples de même sexe violait la Charte canadienne des droits. Après un long dédale judiciaire, Hendricks et Lebœuf ont pu se marier en avril 2004, un droit obtenu un mois plus tôt, deux ans après l’union civile québécoise.

Les groupes de défense des droits des homosexuels étaient encore opposés à son projet d’union civile, muet alors sur l’adoption. Bégin se rappelle une rencontre : « J’ai mis le poing sur la table. Je vais retirer mon projet, je vais laisser aller les choses et attendre que dans cinq, six ou sept ans la Cour suprême déclare que vous avez raison. »

Entre 2002 et 2004, 508 couples de même sexe opteront pour l’union civile au Québec. Ce nombre diminuera quand, en 2004, le mariage leur sera accessible. Mais encore aujourd’hui, au Québec, plus de 200 couples homosexuels optent pour l’union civile chaque année.

La question de l’adoption

Au caucus péquiste, l’automne précédent, les députés avaient accueilli avec circonspection les intentions du ministre Bégin. Trois ou quatre députés « sont d’avis que nous ne devrions pas aller de l’avant avec ce projet de loi, la population n’étant pas prête selon eux à accepter un tel changement dans nos mœurs », écrit Bégin dans ses mémoires, À la recherche d’un pays. Beaucoup sont inquiets qu’on permette aux gais d’adopter des enfants.

Ceux qui se souviennent de l’impétueux souverainiste vont sourire. Avec l’union civile, Paul Bégin sera un disciple de l’étapisme. Sentant la glace mince, après avoir sondé le premier ministre Bernard Landry, Bégin fera un pas de recul : ce sera d’abord un « avant-projet de loi ». Il gardera un moment dans sa poche le constat d’un sondage montrant que 54 % des Québécois sont d’accord pour qu’on permette aux gais d’adopter des enfants, et 75 % sont favorables au mariage entre conjoints de même sexe.

Au printemps, il ajoutera sur le tard les dispositions sur l’adoption, une question longtemps plus sensible chez les élus que dans la population. En commission parlementaire, le Barreau du Québec invite le ministre à faire preuve de prudence. Minoritaires, des groupes plutôt marginaux expriment des positions carrément homophobes. « L’homosexualité, cela ne devrait pas exister. On est contre », dira l’un d’eux. Un autre réprouve que les conjoints de même sexe fassent « encore l’objet d’expressions malveillantes et de gestes violents », mais ajoute : « On ne peut affirmer que la condition homosexuelle n’est pas désordonnée. »

Quand vient l’heure d’étudier les dispositions délicates sur l’adoption, Bégin, stratégiquement, propose de faire témoigner en commission parlementaire trois jeunes adultes, hétérosexuels, issus de telles familles.

Dans une intervention bien sentie, Annick Gariépy, jeune avocate, évoque l’apport de la conjointe de sa mère, Gaby, à son éducation. « [Des enfants adoptés par des couples homosexuels], vous en avez trois ici devant vous qui, devenus des adultes, sont des citoyens politisés et qui viennent jusqu’ici pour vous dire combien ils sont fiers de leurs parents », lance MGariépy, qui prédit toutefois que la réticence « insidieuse, systémique » de la population sera encore présente « dans 10 ans ».

Vingt ans plus tard, MGariépy avoue, en entrevue, « être ébahie du chemin parcouru » depuis.

L’école reconnaît désormais que les enfants puissent avoir une autre identité de genre, ce n’est pas étranger aux pas qui ont été faits à l’époque avec cette législation.

MAnnick Gariépy

« On a senti le vent trouner »

Après ces témoignages de 2002, Bégin se rappelle le torrent d’appuis qu’il avait subitement obtenus pour son projet de loi. « J’ai fait beaucoup de projets de loi, mais je n’avais jamais vu ça, un appui aussi systématique des collègues, ministres, députés, et de l’ensemble de la population », se souvient-il. « On a senti le vent tourner après nos interventions », observe aussi MGariépy.

Alors ministre déléguée à l’Emploi, Agnès Maltais se souvient bien du cheminement de ce projet. « Paul Bégin m’avait prévenue : j’aurai besoin d’aide ! On sentait encore beaucoup de réticence au caucus des députés. Ce n’était pas contre les gais, mais on tenait à protéger le mariage comme institution », se souvient-elle.

PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

Agnès Maltais, en septembre 2020

Une bonne partie du caucus ne savait pas que j’étais gaie à l’époque. J’avais déclaré au caucus : “Si le projet va de l’avant, je pense me marier avec la conjointe avec qui je vis depuis 20 ans.” Il y avait eu une forte réaction de surprise dans la salle.

Agnès Maltais, ministre déléguée à l’Emploi dans le gouvernement Landry

Une intervention importante, tant au caucus qu’en commission parlementaire. Benoît Laprise, très effacé et très religieux député péquiste de Roberval, avait repoussé les réticences qui s’appuyaient sur la foi.

« Votre Dieu est un dieu de haine, le mien est d’amour. Les gens qui s’aiment devraient pouvoir vivre pleinement leur amour », avait lancé le député en commission parlementaire. Pour Mme Maltais, comme pour Paul Bégin, c’est cette intervention inattendue qui aura définitivement balayé les réticences.