(Québec ) Fermez les yeux. Imaginez les taux d’intérêt à 20 % ; partout des pancartes à vendre, posées par des propriétaires saignés à blanc. L’inflation ? Elle atteint 10 %, un sommet partout dans le monde. Et le chômage ? Rien de plus encourageant, on est à 15 % dans l’ensemble, mais on grimpe à 26 % chez les jeunes. Le Québec compte plus de 400 000 chômeurs.

Vous êtes en 1982. Il y a 40 ans, le décor était dressé pour ce qui restera l’affrontement le plus violent entre le gouvernement et ses syndiqués. « C’était à vous rendre fou », lance René Lévesque dans ses mémoires. L’économie mondiale avait fini par « accoucher d’un ouragan dont la violence rappelait aux aînés les jours les plus noirs de la Grande Dépression ».

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René Lévesque était premier ministre du Québec, en 1982, alors que la conjoncture économique était particulièrement difficile.

Avant le référendum de 1980, aux négociations de 1979, le gouvernement Lévesque avait largement délié les cordons de la bourse. Mais en 1982, la récession vient étrangler les finances publiques. À chaque rencontre du Conseil des ministres, au printemps, le président du Conseil du trésor, Yves Bérubé, dépose des documents sur « l’impasse financière », il faut sabrer 725 millions par année dans les dépenses. Deux avenues s’offrent d’abord : « procéder à des [coupes] importantes de services ou réduire la rémunération dans les services publics et parapublics », retiennent les comptes rendus des réunions. Rapidement, on décide de regarder du côté des salaires – les employés du secteur public qui bénéficient d’une sécurité d’emploi absolue gagnent environ 16 % de plus que les salariés du privé, c’est en moyenne 17 600 $ par année au public contre 14 800 $ dans le privé. Il reste à savoir comment se feront ces douloureuses coupes. Ces compressions de 1982, c’est surtout l’histoire d’une opération ratée.

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Camille Laurin a été ministre de l’Éducation sous René Lévesque.

Au printemps suivant, le ministre de l’Éducation, Camille Laurin, rentrera le visage en sang au congrès du Parti québécois, résultat d’un accrochage avec des manifestants, essentiellement des enseignants, qui protestaient contre les coupes du gouvernement. Les syndiqués du secteur public brisent aussi les vitres des limousines des ministres qui se rendent au Concorde, à Québec. Le véhicule de Lévesque est attaqué à coups de bâton de baseball. À l’époque secrétaire général du gouvernement, Louis Bernard se souvient clairement des déchirements qu’imposaient ces décisions : « Les fonctionnaires, les enseignants, c’était nos appuis depuis le début du parti. »

Le Boucher de New Carlisle

On observe cette année une apologie sans fausses notes pour le défunt premier ministre né il y a 100 ans. Mais à l’époque, les actualités évoquaient quotidiennement le criminel de guerre Klaus Barbie, le Boucher de Lyon.

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Le premier ministre René Lévesque arrive au Collège Ahuntsic, où manifestent des syndiqués, le 10 avril 1982.

Les affiches syndicales stigmatiseront le Gaspésien : « Je devenais le Boucher de New Carlisle ! C’était quelque peu forcé, mais amusant tout de même. Tristement », écrira Lévesque dans ses mémoires. « Tout cet épisode l’a profondément heurté », rappelle Martine Tremblay, chef de cabinet adjointe à l’époque, en entrevue récemment.

On peut se demander si cela n’a pas été le début de la fin [pour René Lévesque].

Martine Tremblay, alors chef de cabinet adjointe

Derrière les portes closes du Conseil des ministres, deux thèses étaient entrées en collision. Les conventions collectives devaient se terminer en décembre 1982, un prolongement de six mois avait été demandé par les centrales et accordé imprudemment par Jean-Claude Lebel, alors secrétaire du Conseil du trésor. « On venait de semer le germe de la crise » : la dernière augmentation allait coûter annuellement 725 millions au gouvernement, écrit le négociateur du gouvernement, Lucien Bouchard, dans ses mémoires, À visage découvert.

Les notes des séances du Conseil des ministres, désormais publiques, témoignent d’une valse-hésitation. Le 2 mai 1982, René Lévesque demande si on ne pourrait pas plutôt augmenter le fardeau fiscal des entreprises. Parizeau lui répond : le Québec les taxe déjà plus que l’Ontario, « à tout évènement, une telle augmentation risquerait de ne rapporter que peu », ajoute le grand argentier.

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Jacques Parizeau et René Lévesque, le 31 mars 1981

Depuis le début de cet affrontement, Lévesque se méfie de Parizeau, après l’apparition si subite d’un trou de 700 millions dans les livres.

Jeunes contre vieux

Plutôt que de faire sauter la caisse, les plus jeunes du Conseil des ministres, les Pierre Marc Johnson, Michel Clair, François Gendron et Pauline Marois, souhaitent que Québec rouvre sur-le-champ les contrats pour annuler les hausses accordées. Des négociations informelles avaient même été entamées, René Lévesque avait proposé que les centrales se contentent de l’indexation, pour renouveler les conventions. Ce fut un refus sans trop de nuances du côté des centrales, se souvient Jean-François Munn, alors coordonnateur des négociations pour la CSN. Il se souvient encore des positions souvent dogmatiques des centrales, de la CEQ dirigée par Yvon Charbonneau surtout. « Après ce refus, les négociations se sont amorcées… avec des demandes plus inconséquentes les unes que les autres », rappelle-t-il en entrevue. « Cette ronde de négociations a été déterminante, cela a suscité une crise majeure ! », observe Maurice Charlebois, longtemps négociateur pour le gouvernement par la suite.

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Jacques Parizeau est l’un des ministres s’étant opposés avec véhémence à la réouverture des contrats pour annuler les hausses accordées.

Les vétérans Yves Bérubé, Marc-André Bédard, Camille Laurin et surtout Jacques Parizeau s’opposent à la réouverture. Parizeau met tout son poids dans la balance. Ne pas accorder la hausse promise serait renier la parole donnée. « M. Lévesque ne voulait pas humilier M. Parizeau », résume Louis Bernard, alors premier fonctionnaire au gouvernement. L’appui de Lévesque à la position de Monsieur, surnom de Parizeau, « c’était une erreur stratégique importante », convient Bernard en entrevue.

La « piscine »

« C’était clair que Parizeau aurait démissionné. Dès le début, il avait mis son pied à terre et Lévesque a bien senti qu’il s’en allait dans le mur s’il s’opposait », se souvient Guy Morneau, alors jeune responsable de la négociation pour le Conseil du trésor. Finalement, la convention collective sera respectée, les hausses versées, jusqu’en décembre 1982, mais le gouvernement retournera chercher ces sommes dans les salaires dans les trois premiers mois de 1983. Une ponction de 20 % ! On ferait baisser l’eau dans la « piscine », une image un peu boiteuse qui survivra longtemps.

« Les centrales étaient convaincues que le gouvernement n’irait pas jusque-là », se rappelle Jean Royer, alors au cabinet Parizeau. Inversement, au gouvernement, on était persuadé que les centrales plieraient les genoux avant que ne tombe le couperet des trois lois spéciales, qui décréteront salaires et conditions de travail des 300 000 employés de l’État. La dernière, 111, surnommée « la bombe atomique », donnait deux jours aux enseignants pour revenir en classe, sans quoi ils étaient congédiés.

Chaque jour d’absence faisait perdre trois années d’ancienneté. On prévoyait l’abolition des cotisations prélevées à la source. Aussi, 10 000 $ d’amende par jour de grève pour un leader syndical, 50 000 $ pour un syndicat.

Un salarié qui gagnait 926 $ toutes les deux semaines verra sa paie réduite à 751 $. « Jean Roch Boivin, le bras droit de René Lévesque, nous avait expliqué que c’était la “grande piscine”, qui sera suivie de la “petite”. Après avril 1983, l’ensemble des salaires sera par la suite réduit de 6 % ad vitam æternam », se souvient Pierre Lamarche, alors bras droit de Norbert Rodrigue, patron de la CSN. Une autre mesure, plus pernicieuse, est aussi imposée : l’indexation des fonds de retraite ne sera plus automatique, ce sera l’indice des prix moins 3 %. En prime, tous les employés se verront privés d’une année d’ancienneté, et personne ne grimpera d’échelon cette année-là.

Des conséquences…

À quelques semaines des élections de l’automne 1989, aux côtés de Louis Laberge, de la FTQ, Parizeau avait déploré la « campagne de dénigrement » qui avait visé la fonction publique, mais rappelé qu’à l’époque, le gouvernement n’avait d’autre recours compte tenu du refus de négocier des centrales.

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Le syndicaliste Louis Laberge, président de la FTQ de 1964 à 1991

L’affrontement de 1982 a-t-il eu des conséquences politiques ? Même 40 ans plus tard, « les candidats péquistes se font encore rappeler ces coupures quand ils font du porte-à-porte » dira sans détour Pascal Bérubé, député péquiste de Matane-Matapédia. « Mon père était enseignant, chez nous c’était souvent un sujet de discussion » ajoute-t-il.

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Pascal Bérubé, député péquiste de Matane-Matapédia

En 1989, la FTQ a appuyé publiquement le PQ aux élections générales. Elle l’avait fait aussi en 1976 et en 1981. Seule exception, aux élections de 1985, les délégués du secteur public, le SCFP, s’y étaient opposés. Le vote au congrès spécial avait rejeté l’appui à 58 %, se souvient Louis Fournier, auteur d’une histoire de la FTQ.

« Je ne me voyais pas me représenter devant mes électeurs de Charlesbourg », a dernièrement souligné Denis De Belleval, qui mettra fin à sa carrière politique à la fin de 1982. À l’exception de Jean Garon, dont la majorité a été réduite à Lévis, tous les candidats péquistes de la grande région de Québec ont mordu la poussière aux élections générales de 1985, rappelle Martine Tremblay. Bien sûr, le PQ cherchait alors un troisième mandat, un défi important, mais devant l’hécatombe à Québec, « on peut dire que cette négociation avait laissé des traces », résume-t-elle.