(Ottawa) Le ministre de l’Environnement et du Changement climatique, Steven Guilbeault, était foncièrement contre l’idée d’approuver le projet pétrolier Bay du Nord. La plupart de ses collègues ministériels du Québec logeaient à la même enseigne.

Mais la majorité du cabinet a tranché. Le projet controversé, qui est piloté par la société norvégienne Equinor et qui doit permettre d’extraire jusqu’à 1 milliard de barils de pétrole sur une période de 30 ans grâce à la construction d’une plateforme flottante dans l’océan Atlantique, ira donc de l’avant.

La ministre des Finances et vice-première ministre, Chrystia Freeland, était très favorable au projet, tout comme le ministre du Travail, Seamus O’Regan, la principale voix de Terre-Neuve-et-Labrador à la table du cabinet. Idem dans le cas du ministre des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc, qui a l’oreille de Justin Trudeau. La guerre en Ukraine a remis au premier plan toute l’importance de la sécurité énergétique, tandis que le projet pétrolier donnera un coup de pouce financier à une province au bord de la faillite. De plus, les libéraux détiennent six des sept sièges à Terre-Neuve-et-Labrador.

Résultat : la solidarité ministérielle a forcé M. Guilbeault et les autres ministres du Québec à rentrer dans le rang. La realpolitik canadienne a imposé sa loi.

D’autres options avaient été examinées, y compris celle qui aurait vu le gouvernement fédéral verser à Terre-Neuve-et-Labrador une compensation financière de plus de 3 milliards de dollars, soit l’équivalent des revenus escomptés par la province durant l’exploitation du projet pétrolier. Selon des informations obtenues par La Presse, deux ministres, Dominic LeBlanc et le ministre des Ressources naturelles, Jonathan Wilkinson, sont allés rencontrer le premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Andrew Furey, l’hiver dernier à St. John’s, pour discuter notamment de cette option qui a finalement été écartée.

Le moment choisi pour donner le feu vert à ce projet est particulièrement embarrassant pour le ministre Guilbeault, à qui incombait la tâche ingrate de rendre une décision au nom du gouvernement Trudeau.

Le malaise crevait l’écran durant la série d’entrevues qu’a accordées l’ancien militant environnementaliste aux divers réseaux d’information.

Cette décision est tombée une semaine après le dévoilement du nouveau plan fédéral de lutte contre les changements climatiques, qui coûtera au Trésor fédéral 9 milliards de dollars. Le plan vise à réduire d’ici 2030 les émissions de gaz à effet de serre de 40 % sous les niveaux de 2005. Ottawa compte y arriver notamment en imposant un plafond d’émissions à l’industrie du pétrole et du gaz.

La décision est aussi tombée deux jours après la publication du dernier rapport inquiétant du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui invite la planète à redoubler d’efforts pour réduire les émissions de GES afin de prévenir une catastrophe climatique.

Dans son rapport, le GIEC estime que les émissions mondiales de GES doivent absolument cesser d’augmenter au plus tard en 2025. Ensuite, il faut les réduire de moitié d’ici 2030, par rapport à leur niveau actuel, pour que la hausse de la température de la Terre n’excède pas 1,5 °C.

Enfin, la décision est tombée presque quatre ans après que le gouvernement Trudeau eut annoncé qu’il achetait le pipeline Trans Mountain de la société américaine Kinder Morgan, pour la somme de 4,5 milliards de dollars, afin de l’agrandir et d’en tripler la capacité.

En février, on a appris que les coûts d’expansion de ce pipeline avaient bondi de près de 70 % depuis son acquisition, passant de 12,6 milliards à 21,4 milliards de dollars. Cela a contraint la ministre Chrystia Freeland à annoncer que Trans Mountain Corporation, la société d’État propriétaire du pipeline, ne pourrait plus compter sur l’argent des contribuables pour financer les travaux, et qu’elle devrait obtenir un financement tiers pour parachever le projet, soit par l’intermédiaire des banques, soit par l’intermédiaire des marchés de la dette publique.

Fustigé par ses anciens alliés

Militant de longue date pour les causes environnementales avant son entrée en politique en 2019, M. Guilbeault a visiblement été contraint de prendre la décision la plus déchirante depuis son arrivée au ministère de l’Environnement, il y a six mois.

Sur les ondes de RDI, le ministre a admis que cette décision avait été « très difficile » à prendre.

« Il faut être conscient de la réalité : nous allons continuer de consommer du pétrole pendant de nombreuses décennies, même jusqu’en 2050. […] Est-ce qu’on veut consommer du pétrole qui émet 10 fois plus de gaz à effet de serre par baril que celui de Bay du Nord ? C’est le cas des sables bitumineux. »

Je ne dis pas que c’est un projet vert. Mais on doit gouverner pour l’ensemble de la population. C’est ce que nous cherchons à faire.

Steven Guilbeault, ministre de l'Environnement et du Changement climatique

Ses alliés d’autrefois ont vivement condamné sa décision. « Lundi passé, le secrétaire général des Nations unies a déclaré qu’investir dans de nouvelles infrastructures de combustibles fossiles était ‟immoral et une folie économique”. La seule option vraiment viable consiste à éliminer les combustibles fossiles aussi rapidement que possible tout en soutenant les communautés, les régions et les travailleurs pendant la transition », a fustigé Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie chez Greenpeace Canada.

Le Nouveau Parti démocratique, qui vient de conclure une entente parlementaire qui doit permettre au gouvernement libéral minoritaire de survivre aux quatre prochains budgets, jusqu’en 2025, a aussi sorti les griffes.

« Les libéraux donnent leur aval à un nouveau projet lié aux énergies fossiles et ils continuent de distribuer des milliards de dollars aux compagnies pétrolières et gazières. Cela montre exactement ce qui ne va pas avec ce gouvernement. Ils écoutent leurs copains du secteur pétrolier et gazier au lieu d’écouter les spécialistes du climat », a déploré la députée néo-démocrate Laurel Collins.

Le Bloc québécois est monté aux barricades mercredi. « L’approbation de Bay du Nord est une catastrophe annoncée à l’échelle planétaire », a martelé le chef bloquiste, Yves-François Blanchet.

Dans les rangs libéraux au Québec, on se rappelle encore aujourd’hui les dures attaques encaissées durant la campagne fédérale 2019 à la suite de la décision du gouvernement d’acheter l’oléoduc Trans Mountain. Depuis mercredi soir, ils redoutent les flèches acérées qui viendront inévitablement durant la prochaine bataille électorale à la suite de cette décision.