(Ottawa) La guerre en Ukraine force de nombreux pays à revoir leurs dépenses en matière de défense. Le coup de force de la Russie a déjà mené l’Allemagne à augmenter ses dépenses militaires d’une enveloppe exceptionnelle de 100 milliards d’euros dès cette année pour moderniser son armée. Tout indique que le Canada ne pourra échapper à cette tendance.

« Nous allons à partir de maintenant, d’année en année, investir plus de 2 % de notre produit intérieur brut (PIB) dans notre défense », a déclaré le chancelier Olaf Scholz il y a deux semaines.

À l’instar du Canada, l’Allemagne s’est souvent fait reprocher de tarder à se conformer aux exigences de l’OTAN au chapitre des dépenses militaires. Les critiques les plus acerbes sont venues de Washington. Chaque membre de cette alliance militaire doit s’engager à consacrer au moins 2 % de son PIB à la défense. Les États-Unis y consacrent près du double.

En 2003, John Manley, ancien ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Chrétien, avait exprimé tout haut l’embarras que cela causait parfois au Canada auprès de ses principaux alliés sur la scène internationale. « Nous ne pouvons pas continuer d’aller constamment aux toilettes quand la facture du G7 arrive », avait-il franchement déclaré.

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John Manley, en 2003, alors ministre des Affaires étrangères

D’autres pays ont décidé d’emboîter le pas à l’Allemagne, notamment le Danemark et la Suède, et de majorer leur budget de la défense. « Il y a une Europe d’avant le 24 février et une Europe d’après », a fait valoir Mette Frederiksen, la première ministre du Danemark, faisant ainsi référence au début de l’invasion russe de l’Ukraine.

À l’heure actuelle, le Canada consacre environ 1,4 % de son PIB aux dépenses militaires. Le budget de la Défense nationale s’élevait à 23 milliards de dollars en 2020-2021. Il devrait friser les 32 milliards de dollars pour respecter les exigences de l’OTAN.

La dernière fois que le Canada a consacré 2 % ou plus de son PIB à la défense remonte aux années 1980, sous l’ancien gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney.

Consultez le graphique sur le site de l’Université de Sherbrooke

La fin de la guerre froide et l’éclatement de l’URSS au début des années 1990 ont fait en sorte que les coupes dans les dépenses militaires étaient à la mode durant la lutte contre le déficit menée par le gouvernement Chrétien. Des investissements ont été annulés ou retardés. À titre d’exemple, le contrat d’achat de nouveaux hélicoptères pour remplacer les vieux Sea King a été déchiré à la suite de la victoire des libéraux de Jean Chrétien en 1993. Ces hélicoptères ont finalement été remplacés une vingtaine d’années plus tard par des Sikorsky CH-148 Cyclone.

Le gouvernement Trudeau a suivi la même recette après son arrivée au pouvoir en rejetant l’option retenue par les conservateurs, qui avaient jeté leur dévolu sur les avions furtifs F-35 de Lockheed Martin pour remplacer la flotte vieillissante de CF-18, au motif qu’ils étaient trop onéreux. Il a promis de lancer un nouvel appel d’offres. Cette promesse a entraîné des retards. En tout, le Canada compte acheter 88 nouveaux avions de chasse à un coût évalué à 19 milliards de dollars afin de remplacer les CF-18 qui sont âgés de 40 ans. Pour éviter que la flotte de CF-18 ne devienne quasi inutilisable, le gouvernement doit investir 1,3 milliard pour prolonger l’utilisation des appareils jusqu’en 2032. Le gouvernement Trudeau a aussi acheté 18 CF-18 australiens, qui ont exigé des mises à niveau importantes.

D’ici peu, le gouvernement fédéral doit accorder un contrat pour le remplacement des avions. Deux appareils sont en lice : le Gripen de la société suédoise Saab… et le F-35 de Lockeed Martin.

« L’invasion de l’Ukraine par Poutine et ses menaces à l’égard du Canada et de nos alliés de l’OTAN démontrent pourquoi il est essentiel pour le Canada d’avoir une politique de défense sérieuse et soutenue par des engagements financiers réels et un processus d’acquisition crédible », a souligné vendredi le député conservateur Pierre Paul-Huss, qui a servi pendant 22 ans en tant que réserviste dans les Forces armées.

« Si le Canada met deux décennies à acheter et à déployer de nouveaux navires de guerre, des avions de combat et des navires de ravitaillement, nous devons sûrement avoir le pire programme d’approvisionnement du monde », a ironisé récemment l’ancien député libéral d’Orléans et lieutenant-général à la retraite Andrew Leslie.

S’exprimant jeudi à Ottawa dans le cadre de la Conférence sur la sécurité et la défense, le chef d’état-major des Forces armées canadiennes Wayne Eyre s’est dit inquiet de l’état de préparation des troupes si le Canada devait être appelé à participer au conflit en Ukraine.

« C’est l’une des choses qui me tiennent éveillé la nuit », a-t-il lancé sans détour.

Nous sommes en train de reconstruire les Forces armées pour l’avenir, mais l’avenir, c’est maintenant. […] Chaque jour, le monde devient de plus en plus dangereux et nous devons être prêts à affronter cette nouvelle réalité.

Wayne Eyre, chef d’état-major des Forces armées canadiennes

Freeland, faucon du gouvernement Trudeau

En tournée en Europe cette semaine, le premier ministre Justin Trudeau a été interpellé à quelques reprises sur les intentions de son gouvernement en matière de défense à la suite de la décision de l’Allemagne. Il a prudemment ouvert la porte à une hausse des dépenses, soulignant qu’elles devaient déjà bondir de 70 % au cours de la prochaine décennie.

« Nous devons reconnaître que les choses changent rapidement à travers le monde », a déclaré M. Trudeau au terme d’une rencontre à Londres avec son homologue britannique Boris Johnson et le premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte.

Celle qui aura son mot à dire est la ministre des Finances Chrystia Freeland. Elle planche sur le prochain budget fédéral, qui sera déposé au plus tard en avril. À quelle enseigne loge-t-elle ?

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Chrystia Freeland, ministre des Finances

Un discours-fleuve qu’elle a prononcé à la Chambre des communes sur la politique étrangère du Canada, le 6 juin 2017, alors qu’elle était ministre des Affaires étrangères, offre une indication assez claire. Elle fait partie des faucons du gouvernement Trudeau.

« La diplomatie et le développement canadiens nécessitent parfois l’appui de la puissance dure. Bien entendu, nous n’utilisons la force qu’en dernier ressort. Toutefois, l’utilisation de la force fondée sur des principes, de concert avec nos alliés et en fonction des lois internationales, fait partie de notre histoire et doit faire partie de notre avenir. Cette capacité nécessite un investissement considérable, que le présent gouvernement est déterminé à faire », avait affirmé Mme Freeland.

À l’époque, elle avait aussi dénoncé l’annexion illégale de 2014 de la Crimée par la Russie. « Le pilier le plus important de cet ordre, qui a émergé du carnage de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, est l’inviolabilité des frontières. Aujourd’hui, ce principe est assiégé. C’est pourquoi le monde démocratique s’est unifié pour protéger l’Ukraine. La saisie illégale du territoire ukrainien par la Russie constitue la première fois, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qu’une puissance européenne annexe le territoire d’un autre pays par la force. Nous ne pouvons accepter ou ignorer cet acte », avait-elle affirmé.

La nouvelle offensive russe en Ukraine va sans doute influencer le contenu de son prochain budget.