(Ottawa) Au moment même où l’OTAN, les États-Unis, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni évaluaient les meilleures options pour dissuader la Russie d’envahir l’Ukraine, des ministres du gouvernement Trudeau ont décidé d’afficher leur solidarité avec le peuple ukrainien sur les réseaux sociaux.

Le ministre du Développement international, Harjit Sajjan, le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, et la ministre du Commerce international, Mary Ng, entre autres, ont publié des photos d’eux sur Twitter brandissant une affiche sur laquelle il était inscrit : « #STANDWITHUKRAINE ».

La manœuvre a été tournée au ridicule. « Tenir une pancarte n’est pas une politique étrangère », a notamment affirmé Stephanie Carvin, ancienne analyste des enjeux liés à la sécurité nationale au gouvernement fédéral et aujourd’hui professeure associée à la Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER @HARJITSAJJAN

Harjit Sajjan, ministre du Développement international, affichant son soutien à l’Ukraine sur Twitter

La mise en scène a aussi été dénoncée par Gerry Butts, ancien proche collaborateur du premier ministre Justin Trudeau. « Ce n’est pas le meilleur moment de mes anciens collègues. Il s’agit ici d’une affaire sérieuse », a-t-il commenté sur son compte Twitter en republiant les commentaires d’un expert américain, Ian Bremmer, critiquant la pose du ministre Sajjan.

Devant les menaces grandissantes de la Russie, qui a massé plus de 100 000 soldats à la frontière de l’Ukraine, les États-Unis ont mis en état d’alerte 8500 soldats et envoyé des munitions et des armes en Ukraine. L’OTAN a pour sa part décidé de placer des troupes en attente et a envoyé des navires et des avions de combat pour renforcer ses défenses en Europe de l’Est.

Après avoir passé trois jours à jauger ses options, le gouvernement Trudeau a finalement annoncé la semaine dernière qu’il prolongeait la mission UNIFIER de 200 soldats canadiens en Ukraine pendant trois autres années pour continuer de former des troupes ukrainiennes, que 60 autres soldats canadiens se joindront à cette mission au cours des prochains jours et qu’il enverra des équipements non létaux comme des gilets pare-balles ou encore de l’équipement optique. Le Canada promet aussi de partager des renseignements avec Kiev tout en accroissant le soutien à la lutte contre les cyberattaques. Un prêt de 120 millions de dollars a été consenti au gouvernement ukrainien, mais cet argent ne peut être utilisé pour acheter de l’équipement militaire.

Justin Trudeau a ainsi rejeté la demande de Kiev de lui envoyer des armes, une aide que réclamait aussi le Congrès des Ukrainiens Canadiens. Il a défendu la contribution canadienne en affirmant qu’elle était « significative ». « Nous allons être là pour appuyer l’Ukraine dans le besoin », a-t-il fait valoir.

Mais les propos du premier ministre n’ont pas convaincu les sceptiques. Les atermoiements de son gouvernement sur la question ukrainienne constituent un autre chapitre d’une histoire qui se répète quand il s’agit de la politique étrangère.

Le gouvernement Trudeau navigue à tâtons et sans véritable boussole quand il s’agit de définir le rôle du Canada dans le monde. L’image du Canada auprès de ses plus fidèles alliés en souffre douloureusement, selon des experts et d’anciens diplomates.

Des diplomates en poste à l’étranger ne mâchent pas leurs mots. « Je qualifie l’approche actuelle de dilettantisme qui carbure à la complaisance. C’est un gros manque de sérieux, qui donne un rendement qui n’est pas à la hauteur des défis actuels, dont le ballottement de notre allié principal qui vire de plus en plus vers la crise interne. On n’est pas du tout préparés pour le déséquilibre mondial qui se dessine entre l’affaissement de l’ordre post-américain, la montée de la Chine, et la déstabilisation causée par le revanchisme russe, sans parler de la montée du fascisme ailleurs, notamment en Europe », affirme sans ambages un diplomate en poste à l’étranger, qui a requis l’anonymat pour éviter les représailles de son employeur.

« La réponse de notre gouvernement actuel est de miser davantage sur son ‟soft power” illusoire, une approche axée presque exclusivement sur l’image et les communications plutôt que sur le concret. On persiste à faire la morale à tous en vantant nos valeurs canadiennes ad nauseam et en se rabattant sur la diplomatie du communiqué de presse, sans s’investir sur le terrain, sauf quelques exceptions, en mobilisant les trois D [diplomatie, défense, développement] de façon soutenue et conséquente. Résultat : le Canada se trouve de plus en plus marginalisé sur les grandes questions touchant la sécurité internationale », ajoute ce diplomate.

Porte tournante aux Affaires étrangères

Pourtant, au ministère des Affaires étrangères, plusieurs ont entretenu l’espoir qu’un coup de barre serait donné après les années difficiles de compressions et de contorsions sous le gouvernement Harper. « Le Canada est retour », avait d’ailleurs lancé Justin Trudeau au reste de la planète, dans les heures ayant suivi sa victoire électorale aux dépens des conservateurs de Stephen Harper en 2015.

Mais cette déclaration est demeurée sans lendemain. D’autant plus que le premier ministre a confié les Affaires étrangères à cinq ministres différents en six ans de pouvoir. Ce roulement à la tête de la diplomatie canadienne fait en sorte que les priorités changent au gré de la personnalité du ministre. Le même roulement de personnel avait également marqué le ministère durant les années de Stephen Harper. Selon plusieurs, le dernier ministre des Affaires étrangères qui a véritablement laissé sa marque est Lloyd Axworthy durant le règne de Jean Chrétien. Il a mené la dernière grande initiative canadienne, la conclusion de la Convention internationale sur l’interdiction des mines antipersonnel.

Il ne faut donc pas s’étonner que le Canada ait subi deux cuisants revers aux Nations unies en 10 ans quand il a tenté d’obtenir un siège non permanent au Conseil de sécurité.

PHOTO BLAIR GABLE, ARCHIVES REUTERS

Mélanie Joly est ministre des Affaires étrangères depuis octobre dernier. Avant elle, Marc Garneau avait occupé ce poste pendant moins d’un an.

« M. Trudeau ne donne pas l’impression que la politique extérieure compte parmi ses priorités. Dommage, car dès son arrivée au pouvoir, il avait suscité des attentes à travers le monde. Il a raté une belle occasion d’en profiter pour vraiment mettre le Canada ‟de retour” [‟Canada is back !”]. Il ne compte pas parmi son équipe l’équivalent de personnalités fortes, à l’exception de Chrystia Freeland, qui puissent lui servir de fer de lance pour l’affirmation d’une présence canadienne plus active et reconnue sur la scène mondiale », a soutenu un ancien diplomate qui a représenté le Canada en Afrique et qui préfère aussi garder l’anonymat.

On déplore aussi le mauvais pli qu’a pris le premier ministre de nommer des sous-ministres aux Affaires étrangères qui n’ont jamais servi dans une ambassade à l’étranger. « Que la vaste majorité des plus hauts gradés à l’édifice Pearson n’aient jamais mis les pieds dans une ambassade est une pure aberration », souligne une source à l’interne.

Ceux qui sont en poste, ce sont des néophytes. Ils n’ont jamais été en mission. Cela est dramatique.

Isabelle Roy, ancienne ambassadrice du Canada en Algérie, aujourd’hui à la retraite

Pour l’ancien diplomate Ferry de Kerckhove, il est temps que la diplomatie canadienne retrouve sa boussole. Et la meilleure façon d’y arriver, c’est de produire un Livre blanc sur la politique étrangère du Canada. Le dernier examen en profondeur remonte à 2005. Cela fait 17 ans.

« C’est par sa politique étrangère qu’un pays se révèle le mieux au monde », écrivait l’ancien premier ministre Paul Martin, dans une longue introduction du Livre blanc annonçant la nouvelle politique étrangère du Canada, concoctée après un examen de 18 mois. Portant le titre Fierté et influence : notre rôle dans le monde, ce Livre blanc énonçait clairement les priorités fondamentales du Canada.

Consultez le Livre blanc de 2005

« Le monde connaît une évolution rapide et radicale, et les changements qui en découlent revêtent beaucoup d’importance pour le Canada. […] Notre sécurité, notre prospérité, et notre qualité de vie risquent toutes de subir les influences et les effets des transformations globales et des défis qui les accompagnent », ajoutait aussi Paul Martin.

Pour de nombreux diplomates et experts, ces propos sont plus pertinents que jamais aujourd’hui.