Les garderies à 5 $ par jour, les congés parentaux, un chambardement des allocations familiales. Chacune de ces réformes suffirait à meubler le mandat d’un gouvernement. Or, elles ont été amorcées en même temps, en janvier 1997, il y a maintenant 25 ans.

Les parents qui bénéficient de ces politiques peuvent difficilement s’imaginer la situation avant ce gigantesque changement de direction. Les trois quarts des mères de familles monoparentales se trouvaient sur l’aide sociale. Or, le programme de dernier recours constituait une trappe dont il était difficile de s’échapper. Celles qui allaient travailler à un petit salaire, et quittaient l’aide sociale, se trouvaient à perdre de nombreux avantages comme l’aide au logement, les médicaments gratuits, les lunettes, les examens de la vue et des dents. Elles étaient vite dissuadées de réintégrer le marché du travail.

Le livre blanc Les enfants au cœur de nos choix mettra la balle en jeu. Sans consultation préalable, il proposait un ordre de marche, se souvenait la semaine dernière Pauline Marois.

On a toujours dit que j’étais la mère de la réforme et des centres de la petite enfance, mais elle avait aussi un père : Lucien Bouchard !

Pauline Marois

Rendues publiques récemment, les délibérations du Conseil des ministres le 23 octobre 1996 renforcent cette observation. On y évoque le dépôt des « orientations de la nouvelle politique familiale proposée par le premier ministre », et non de la ministre alors responsable de la Famille, Mme Marois. Dix ans plus tard, le Conseil de la famille souligne aussi l’importance du moment : « l’année 1997 marque un renversement complet de tendance au chapitre de la politique familiale », on passe de « l’assistance financière aux services à la famille ».

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Pauline Marois, en 1997, alors ministre responsable de la Famille du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard

D’abord, pour instituer une « allocation familiale unifiée » destinée aux faibles revenus, il s’agissait de reprendre l’argent « saupoudré » dans de nombreux programmes d’aide sociale, pour le réaffecter à des mesures cohérentes autour de trois axes : compenser la perte de revenu de ceux qui décident d’avoir des enfants, favoriser la conciliation travail-famille avec le réseau des garderies et repenser complètement le congé parental. Exit notamment les « bébés-bonus » (des allocations de 500 $ pour les deux premiers enfants et de 3000 $ pour un troisième), institués sous le gouvernement Bourassa, dont l’effet sur la natalité était resté mitigé. Le verbatim des délibérations du Conseil des ministres du 27 novembre 1996 précise que le regroupement des programmes existants et la réallocation des budgets alors dévolus à la famille entraîneraient au bout de six ans des dépenses supplémentaires annuelles de 250 millions.

Du même coup, on rendait disponible la maternelle à plein temps à tous les enfants de 5 ans. Pour les milieux plus « vulnérables », on visait l’admission dès 4 ans. Pour les plus jeunes, on proposait des services de garde éducatifs, moyennant une contribution de 5 $ par jour. L’objectif initial était de 200 000 places, porté plus tard à 250 000.

Actuel ministre de la Famille, Mathieu Lacombe souligne le courage de la décision, étant donné surtout le contexte de l’époque. Québec faisait face à un déficit important de 6 milliards. « C’était l’heure des coupes, des compressions. Dans cette situation, il fallait être passablement audacieux pour lancer une telle réforme », soulignait-il il y a quelques jours. Sorti de la politique, « Lucien Bouchard a souligné, à chaque occasion où il a pris la parole, que cette politique familiale était son principal héritage », fait observer M. Lacombe.

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Lucien Bouchard, ancien premier ministre du Québec, en décembre 2000

Selon le ministre Lacombe, « il y a une évidence : ce qui a été amorcé en 1997 n’est pas encore terminé ». Il manque encore 37 000 places, convient-il. Le gouvernement Legault s’est engagé à les créer sur trois ans et a adopté une loi pour sceller cette promesse. La Coalition avenir Québec a restauré le taux fixe, sans égard au revenu : 8,70 $ par jour (indexé). Sous le gouvernement Couillard, le taux pouvait monter jusqu’à 20 $ selon le revenu.

Les coulisses

Vingt-cinq ans plus tard, il est plus facile de connaître les coulisses de ces décisions déterminantes. Ministre des Finances, Bernard Landry était viscéralement opposé à ces changements, se souviennent Mme Marois et l’ancien chef de cabinet de M. Bouchard, Hubert Thibault. « Il disait que la facture serait astronomique. C’est vrai, mais au net, cela a augmenté la richesse collective », affirme Pauline Marois. M. Landry verbalise son opposition, lors de la séance du Conseil des ministres du 16 octobre, disant « craindre cependant l’instauration d’un grand réseau universel de garderies ».

Dans une présentation destinée à François Legault, en mai 2021, l’économiste Pierre Fortin relevait que le taux de participation des femmes au marché du travail au Québec, historiquement faible, atteignait maintenant 87 %, tout près du sommet mondial occupé par la Suisse et la Suède. C’est au minimum 80 000 femmes de plus sur le marché du travail, un gain de 7 milliards sur le revenu intérieur total (PIB). « Nos garderies ont contribué à l’enrichissement du Québec big time », laisse tomber l’économiste, qui, à l’époque, avait été appelé à la rescousse pour tenter, en vain, de convaincre Bernard Landry.

« M. Bouchard avait été irrité quand il s’était rendu compte que la machine aux Finances se faisait tirer l’oreille pour produire les chiffres, les données nécessaires à la prise de décision », se souvient M. Thibault. M. Landry avait pris en grippe cette politique qui intervenait dans la fiscalité, l’apanage des Finances. Mais Bouchard l’avait imposée.

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Bernard Landry et Lucien Bouchard, en 2001

Même dans l’ensemble du gouvernement, ces réformes laissaient perplexe. Louise Harel, la « mère Teresa » du Conseil des ministres, comme la surnommait M. Landry, était réticente. Responsable de l’aide sociale, elle n’aimait pas trop qu’on piétine ses platesbandes, qu’on rogne dans des mesures d’« employabilité » souvent inefficaces, se souvient le mandarin Guy Morneau, cheville ouvrière de cette politique au comité des priorités.

Selon le verbatim du Conseil des ministres du 27 novembre 1996, Mme Harel avait insisté pour que cette politique soit « arrimée » à son dossier sur la sécurité du revenu. Se disant « enthousiaste » envers le projet, elle soulève par la même occasion une série d’objections. « La mise en place de cette politique ne fera pas que des heureux », conclut-elle.

Des choix

Dans la création des centres de la petite enfance, certaines orientations ont surpris Lucien Bouchard. « À l’origine, on ne prévoyait pas un réseau qui favoriserait surtout le non-lucratif, c’est un choix un peu idéologique qui a été fait par Mme Marois. On aurait peut-être pu assurer un meilleur équilibre », fait observer M. Thibault, reflétant, semble-t-il, l’opinion de son ancien patron.

Mais, convient-il rapidement, « quand on regarde les salaires payés aux éducatrices, on ne peut pas dire qu’elles sont parties avec la caisse ». Aussi, le spécialiste Camil Bouchard et les fonctionnaires proposaient qu’on commence par les poupons, et non les enfants de 3 et 4 ans, confie M. Morneau. Ici, précise Mme Marois, le ratio d’éducatrice pour les poupons est plus élevé, donc plus coûteux, il aurait fallu trouver beaucoup plus d’employées. Elle revendiquera, et obtiendra de M. Bouchard, l’ensemble du dossier famille. « C’était elle qui était capable de livrer », résume M. Morneau, proche de ces délibérations. Vingt-cinq ans plus tard, elle rêve encore de centres de la petite enfance intégrés, les garderies offrant tous les services, du pédiatre au psychologue.

1 million d’enfants

La loi créant le ministère de la Famille et de l’Enfance sera déposée au printemps 1997, tout comme celle mettant en place les services de garde. Pour les congés parentaux, il a fallu attendre le résultat de négociations avec le fédéral sur le transfert des fonds pour la formation de la main-d’œuvre, une partie des cotisations versées par les Québécois à l’assurance-emploi. Québec attendait 350 millions du gouvernement Chrétien.

Après tous ces chambardements, Lucien Bouchard était moins pressé. « Il disait qu’on avait passablement brassé la cage, qu’il fallait attendre que la machine digère ces changements », se souvient M. Morneau. La Loi sur l’assurance parentale est adoptée, à l’unanimité, en mai 2001. Le congé de maternité est de 18 semaines, rétribuées à 70 % du salaire par la caisse de l’assurance parentale. Le congé de paternité de base est de 5 semaines. Par la suite, les conjoints peuvent se partager 32 semaines de congé, susceptibles d’être bonifiées de 4 autres semaines. Le taux de participation des pères est passé de 56 % à 72 % entre 2006 et 2019. Depuis 15 ans, le Régime québécois d’assurance parentale a couvert 1,1 million de naissances et 8000 adoptions.