Temps fort dans l’histoire des rapports entre le Québec et les Autochtones, la « Paix des braves » a permis à la communauté crie du Québec de s’affranchir économiquement. L’entente, scellée rapidement entre le premier ministre Bernard Landry et le grand chef des Cris Ted Moses, a forcé Québec à délier les cordons de sa bourse, mais s’est aussi avérée payante pour le gouvernement.

« Êtes-vous canadien ? », a demandé Bernard Landry. « Je suis un Cri et je représente la Nation crie », a répliqué le chef Ted Moses. « Moi, je suis québécois. Nous aurons une entente de nation à nation », a conclu M. Landry.

Hubert Bolduc, alors au cabinet du premier ministre, se souvient clairement de cet échange. Et c’est Roméo Saganash, alors permanent au Grand Conseil, qui a trouvé la formule « Paix des Braves », précise celui qui est aujourd’hui président d’Investissement Québec International.

La facture de l’accord était salée, très salée même. L’entente de principe, conclue le 23 octobre 2001, prévoyait que le Québec accorderait un minimum de 70 millions par année à la communauté, soit 3,5 milliards sur les 50 ans prévus à l’accord – 1,3 milliard a déjà été versé.

Cette mise à jour de la Convention de la Baie-James de 1975 était aussi assortie d’une formule d’indexation, de même que de redevances supplémentaires, pour tenir compte d’une croissance de l’activité économique (les barrages, mais aussi les mines, les forêts et le tourisme) sur ce territoire. Avec ce pacte, l’équipe des fonctionnaires québécois, formée notamment du regretté Daniel Bienvenu et de Robert Sauvé, a « taillé dans le neuf », innové par rapport aux textes existants.

Après 20 ans, Québec accordera cette année 133 millions à la Nation crie, la part du lion des 337 millions en transferts du Secrétariat aux relations avec les Autochtones. C’est l’équivalent d’une allocation non imposable de 6650 $ pour chacun des 20 000 Cris du Québec.

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Ian Lafrenière, ministre responsable des Affaires autochtones

« C’est vrai que c’est beaucoup d’argent, mais il y a beaucoup de retombées », a fait observer cette semaine Ian Lafrenière, ministre responsable des Affaires autochtones dans le gouvernement Legault.

Ce transfert a permis un développement spectaculaire de la communauté crie, qui possède aujourd’hui une compagnie d’aviation, une exploitation forestière et des hôtels. Les Cris sont devenus un modèle d’entrepreneuriat chez les Autochtones, de l’avis de tous les observateurs.

Retombée inattendue, relève Ian Lafrenière, « pour l’entente récente entre l’État de New York et Hydro-Québec, il y avait beaucoup d’inquiétude du côté américain quant à nos relations avec les communautés », et la « Paix des braves » s’est avérée la carte de visite idéale.

L’entente était-elle trop généreuse ? « Je trouvais qu’ils étaient pas mal gourmands », se souvient Guy Chevrette, à l’époque ministre délégué aux Affaires autochtones. « Mon inquiétude était de voir autant d’argent pour une seule nation, alors qu’on doit traiter avec une dizaine d’autres », a-t-il résumé cette semaine. M. Chevrette et Jacques Brassard (aux Ressources naturelles) étaient plutôt réticents à l’époque devant cet accord qui s’était réglé au-dessus de leur tête, chez le premier ministre.

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Guy Chevrette, ancien ministre délégué aux Affaires autochtones

Ardent partisan de l’entente, Geoffrey Kelley, aussi aux Affaires autochtones sous Jean Charest et Philippe Couillard, déplore pour sa part qu’un tel « texte fondateur » n’ait pu être conclu avec d’autres communautés, les Innus, par exemple.

Une entente entre dirigeants

Bernard Landry avait d’abord donné à Jean St-Gelais, secrétaire général du gouvernement, le mandat de régler le contentieux avec les Cris. Or, à la suite d’une rencontre qui s’était mal passée, Bernard Landry et Ted Moses avaient convenu de conclure eux-mêmes une entente. « Tout le monde trouvait que c’était beaucoup d’argent », se souvient Jean St-Gelais. Mais, poursuit-il, ces transferts n’étaient pas si coûteux si l’on considère que l’entente a permis à Hydro-Québec de détourner la rivière Rupert. « On amenait plus d’eau et on doublait la capacité des centrales Eastmain », explique M. St-Gelais.

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La centrale Eastmain-1, en avril 2018

En marge du pacte, il fallait mettre fin à une forme de « paternalisme » tenace dans les ministères à Québec à l’endroit des Autochtones. « On a prévenu l’ensemble des sous-ministres, se souvient l’ancien secrétaire général. Si vous mettez comme d’habitude des lumières rouges partout, on n’ira pas loin. » Le Conseil des ministres, « mis devant un fait accompli », n’a pas eu à délibérer longtemps. Politiquement, cette « Paix des Braves » sera « peut-être le fait marquant du mandat de M. Landry », estime M. St-Gelais.

En fin de compte, l’entente n’a pas été si coûteuse. Au contraire, même. « Nos relations avec cette communauté sont excellentes, cet argent est dépensé au Québec. Au total, cela a été une très bonne affaire », résume Louis Bernard, qui a maintes fois été négociateur avec les Autochtones. Longtemps fonctionnaire responsable des dossiers autochtones, André Maltais renchérit : « C’est l’entente la plus avancée au monde, un exemple pour tous les groupes. Les Cris ont un véritable gouvernement, et ont désormais de l’argent autonome, peuvent prendre des participations dans des entreprises… »

Nettoyer l’ardoise

La genèse de cette « Paix des braves » est intéressante. Pendant 20 ans, Québec, Hydro-Québec et les Cris ont fait vivre une armée d’avocats en multipliant les litiges. Les trappeurs autochtones exigeaient ainsi une compensation de 500 millions, à laquelle s’ajoutait une redevance de 200 $ par arbre ! Selon l’interprétation crie du régime forestier de la Convention de la Baie-James, le tout représentait 4 milliards. D’autres poursuites trainaient dans le décor, de l’époque de Matthew Coon Come, prédécesseur de Ted Moses. Au total, les poursuites intentées contre Québec et la société d’État pouvaient atteindre 8 milliards. La « Paix des braves » a permis de nettoyer l’ardoise.

D’entrée de jeu, Ted Moses avait placé la barre haut en demandant au moins 70 millions par année pendant 50 ans.

Politiquement, il avait besoin de marquer des points ; il devait faire face à des élections – les neuf communautés élisent leur grand chef. Il a été surpris quand Québec a accepté sa requête sans marchander. L’entente a aussi assuré aux Cris le droit à des centaines d’emplois.

Dans une lettre ouverte, Ted Moses a expliqué que les Cris et Québec « mettaient derrière eux le poids de l’histoire » avec cette « vision basée sur une nouvelle relation de nation à nation ».

Après l’entente de principe d’octobre 2001, les deux parties ont signé un texte définitif, à Waskaganish, dans le sud de la Baie-James, en février 2002. Un seul manifestant a tenté de troubler la fête, accusant les chefs de mentir. Menaçant, il s’est dirigé vers la table des dignitaires. Les gardes du corps de la Sûreté du Québec n’ont pas bougé. Ce sont les agents de la police autochtone qui l’ont rapidement maîtrisé. Ils étaient, eux, sur leur territoire.

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Puissance installée, en mégawatts, des installations d’Hydro-Québec dans la région de la Baie-James au 1er janvier 2021

Source : Hydro-Québec