Le « gars des vues » n’aurait pas fait mieux. Hydro-Québec et l’État de New York viennent de signer un contrat gigantesque : 20 milliards sur 25 ans pour l’hydroélectricité québécoise. Une annonce qui tombe à point nommé pour un hommage au père de la Baie-James qui avait fait preuve de clairvoyance il y a 50 ans, le premier ministre du Québec Robert Bourassa.

En 1989, le premier ministre Robert Bourassa avait déjà signé un contrat de 17 milliards avec ce même État, « l’un des évènements économiques les plus importants de l’histoire du Québec », avait-il dit. Trois ans plus tard, les Américains ont annulé l’entente, « après que, pour protester, des Cris se [sont] rendus dans le port de New York en canot », a rappelé cette semaine Richard Drouin, à l’époque président d’Hydro-Québec. Lors de l’inauguration de LG-2 en octobre 1979, René Lévesque invite naturellement Robert Bourassa. L’ex-premier ministre est ovationné par les ouvriers, ils se pressent pour obtenir des autographes.

L’annonce du projet de la Baie-James avait été un peu échevelée. On avait annoncé l’érection de barrages sur les rivières Nottaway et Broadback. Hydro-Québec, plus réaliste, a plutôt concentré ses efforts sur la Grande Rivière. La centrale s’appellera Robert-Bourassa. Après sa mort, on rebaptisera aussi un tronçon de la rue University au centre-ville de Montréal.

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Lucien Bouchard et sa femme, Audrey Best, de même que Jean Chrétien.

Il y a 25 ans, le 2 octobre 1996, Robert Bourassa s’éteignait, à l’hôpital Notre-Dame. Il avait 63 ans. Le cancer qu’on lui avait découvert six ans plus tôt était revenu, s’était propagé. Dans ses dernières semaines, le politicien qui avait obtenu quatre mandats de premier ministre écoutait encore les tribunes téléphoniques sur sa petite radio, Gilles Proulx et Claude Poirier, des amis d’enfance de l’est de Montréal.

L’anecdote est bien connue. À 12 ans, à l’angle du boulevard Saint-Joseph et de l’avenue De Lorimier, Bourassa annonce à son ami Jacques Godbout, futur écrivain et cinéaste : « Un jour, je serai premier ministre du Québec ! »

Un pari audacieux pour ce fils d’une famille bien modeste – son père, Aubert, était fonctionnaire aux douanes. Sa mort d’une crise cardiaque, à seulement 55 ans, sera l’électrochoc qui poussera le fils à adopter, jusqu’à l’obsession, de saines habitudes de vie. De vie spirituelle aussi. Le soir de son élection comme premier ministre, Bourassa se rend à l’oratoire Saint-Joseph pour prier. En fin de parcours, dans sa valise pour l’hôpital, il apporte le chapelet que lui avait donné le pape. « Il était très croyant, mais voulait que personne ne le sache », se souvient Ronald Poupart, proche conseiller.

En dépit de leur grande proximité, Jean-Claude Rivest, conseiller de longue date de Bourassa, et Lise Bacon, disciple indéfectible, ont constaté que leur mentor restait très secret. Ils n’apprendront sa maladie que quelques minutes avant qu’il ne l’annonce publiquement.

Origines modestes

La famille Bourassa doit consentir à des sacrifices pour envoyer Robert au collège Jean-de-Brébeuf. On le retrouve l’été dans une guérite du pont Jacques-Cartier, alors à péage. Au collège, il côtoiera le souverainiste Pierre Bourgault, Antonio Lamer, futur juge en chef de la Cour suprême, et Richard Drouin. Marié à Andrée Simard, de la richissime famille de Sorel, ce fort en thème décrochera des maîtrises en économie d’Oxford et en fiscalité de Harvard. Curieusement, pour un abonné à The Economist, son anglais sera toujours approximatif. Trente ans plus tard, il fera encore crouler de rire son auditoire en laissant tomber, exhibitionniste malgré lui : « I exposed myself to Mrs Castairs », une adversaire acharnée de Meech. Il parlera régulièrement du Canada comme d’une « economic onion », plutôt que « union ».

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Abdou Diouf, président du Sénégal, François Mitterrand, président de la France, Brian Mulroney, premier ministre du Canada, et Robert Bourassa, premier ministre du Québec, au Sommet de Québec, en septembre 1987

Surtout, toute sa vie il s’est intéressé à la politique française, il soutenait qu’il prenait ses blagues du Canard enchaîné, ironise Poupart. Un entretien avec François Mitterrand se prolonge bien au-delà des cinq minutes prévues. Bourassa, stratégique, ouvre la conversation avec le rôle du président dans l’émancipation de la Pologne. L’entretien dure près d’une demi-heure.

À la sortie d’un entretien avec Valéry Giscard d’Estaing, Bourassa a bien du mal à s’empêcher de rire. Le président, ex-enseignant au collège Stanislas, lui avait demandé des nouvelles de Rose Ouellette, la Poune, fort populaire dans les années 1940.

Plus sérieusement, la relation du Québec avec la France a toujours été importante pour Bourassa, explique l’ex-ministre péquiste Denis Vaugeois, à l’époque haut fonctionnaire responsable des relations internationales.

Avec l’expérience, il devient plus ironique, un peu cynique. « Un ministre nous avait présenté une folie. Bourassa m’avait dit : “Tu vas le prévenir parce que les non, c’est toi. Moi, c’est les oui !” », se souvient Roch Bolduc, premier fonctionnaire de Bourassa en 1985. Le même Bolduc avait suggéré d’ajouter un comité ministériel sur la « planification », Bourassa avait rétorqué : « Tu l’as devant toi, le comité. » Il passait beaucoup de temps au téléphone, soucieux de prendre le pouls des militants, des citoyens ordinaires en région. « Sa plus grande qualité était le courage, il en fallait pas mal pour faire face à toutes ces crises à son âge », résume l’ex-ministre Lise Bacon.

Flirt avec Lévesque

Après ses études, Bourassa sera recruté comme expert pour une commission d’enquête sur la fiscalité. Les vieux journalistes montréalais se souvenaient de ce discret technocrate apportant lui-même aux journaux les textes qu’il espérait voir publier dans les pages d’opinion.

Élu de justesse député libéral dans Mercier en juin 1966, il flirtera pendant des mois avec l’aile nationaliste du Parti libéral du Québec (PLQ), regroupée autour de René Lévesque ; il s’en dissociera sur la question de la monnaie.

« Bourassa a toujours été nationaliste, sa femme. Andrée, l’était davantage », résume Pierre Bibeau, longtemps apparatchik au PLQ.

Il était secrètement le candidat préféré de Jean Lesage. À la course à la direction du parti de 1970, il l’emporte sur Claude Wagner, plus populaire dans la population, et sur Pierre Laporte, qui, lui, avait l’appui du caucus. Mais son organisateur Paul Desrochers lui avait obtenu l’appui des délégués, plus névralgique. Devenu à 36 ans le plus jeune premier ministre de l’histoire du Québec, il doit affronter une série de crises. Celle du FLQ d’abord. Séquestré, son ami Pierre Laporte lui envoie une lettre déchirante. « Décide... de ma vie ou de ma mort... Je compte sur toi et t’en remercie », conclut la missive.

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Pierre Elliott Trudeau, premier ministre du Canada, est accompagné de Robert Bourassa, premier ministre du Québec, aux funérailles du ministre du Travail, Pierre Laporte, mort durant la crise d’Octobre de 1970.

Un passage difficile à Charlottetown, où il refuse un accord qu’il avait cautionné afin de conserver l’appui de son ministre vedette, Claude Castonguay. Une grève des médecins qui s’opposent à l’assurance maladie, probablement sa réalisation sociale la plus importante. L’année suivante, c’est le Front commun qui entraîne l’incarcération des trois leaders syndicaux. « Il est entré dans mon bureau, catastrophé, en répétant : “La prison ! La prison !” Il n’en revenait pas, il était convaincu que le juge se contenterait de les mettre à l’amende, se souvient encore Jean-Claude Rivest. C’était affreux pour l’image du Québec à l’étranger. »

Il doit apprivoiser les médias. En novembre 1975, la photo en une du Maclean’s le montre en complet, devant un hot-dog qu’on lui présente sur un plateau d’argent. Quatre mois plus tard, Pierre Trudeau sera sans pitié. « J’ai apporté mon lunch. Paraît qu’il ne mange que des hot-dogs, celui-là », laisse-t-il tomber, de passage à Québec. Des reportages sur des entreprises liées à la famille Simard qui obtiennent des contrats publics ternissent son image.

Battu en 1976, il s’exile à Bruxelles pour observer le Marché commun. Trois ans plus tard, son cours de science politique à l’Université Laval fait salle comble. Il veut revenir comme candidat libéral aux élections de 1981, mais Claude Ryan fait barrage à la « belle-mère », se souvient Lise Bacon.

Réélu comme premier ministre, ses deux derniers mandats, de 1985 à 1994 seront aussi semés d’obstacles.

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Robert Bourassa, premier ministre du Québec, prend la parole à l’Assemblée nationale le 22 juin 1990.

Sa proximité avec Brian Mulroney permet d’obtenir l’entente du lac Meech avec, au centre, la reconnaissance du caractère distinct du Québec. Le projet fait naufrage, des premiers ministres retirent l’appui promis, à cause notamment de l’interdiction de l’anglais dans l’affichage extérieur – la loi 178.

Après que Jacques Parizeau a « tendu la main » à « [son] premier ministre », Bourassa, de son siège à l’Assemblée, fait cette déclaration passée aux annales : « Le Québec est d’ores et déjà, et pour toujours, une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement. »

Il semble par la suite intéressé par l’idée d’un Québec indépendant. Une position de façade qui ne l’a jamais vraiment tenté. « Un pays doit suivre les politiques que sa géographie lui impose », disait-il, citant Napoléon. Croyant un moment Meech sauvée, avec Charlottetown, il abattra ses cartes, dévoilera ses convictions. Le Canada est « un vrai pays » pour les Québécois, laissera-t-il tomber.

Une période trépidante

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Bourassa en septembre 1989

17 janvier 1970

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Robert Bourassa durant le congrès du parti libéral en 
janvier 1970

Il est élu chef du Parti libéral du Québec. Il succède à Jean Lesage, qui l’appuyait discrètement. Il l’emporte sur Claude Wagner et sur Pierre Laporte.

29 avril 1970

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Bourassa à sa première victoire comme premier ministre le 29 avril 1970. Il était âgé de 36 ans.

Le Parti libéral bat l’Union nationale de Jean-Jacques Bertrand.

5 et 10 octobre 1970

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

11 octobre 1970. Robert Bourassa sort de l’hôtel Reine Elizabeth pour se rendre à ses bureaux au siège social 
d’Hydro-Québec. Il est accompagné de Guy Langlois 
et Jean Prieur, respectivement adjoint et chef de cabinet.

Élu depuis cinq mois, Bourassa doit affronter une crise sans précédent : Richard Cross et Pierre Laporte sont enlevés par le FLQ.

29 avril 1971

PHOTO JEAN-YVES LÉTOURNEAU, ARCHIVES LA PRESSE

30 avril 1971. Robert Bourassa dèvoile à 7000 militants libéraux réunis au Colisée de Québec le projet de la 
Baie-James.

Devant ses partisans massés au Colisée de Québec pour souligner sa première année au pouvoir, Robert Bourassa annonce le lancement du projet d’aménagement hydroélectrique de la Baie-James, le « projet du siècle ».

11 avril 1972

PHOTO ANTOINE DESILETS, ARCHIVES LA PRESSE

9 mai 1972. Louis Laberge, Yvon Charbonneau et Marcel Pepin sont en route vers le palais de justice de Québec.

Les 210 000 employés des secteurs public et parapublic du Québec, représentés par le Front commun des trois grandes centrales syndicales, déclenchent une grève générale. Les trois chefs syndicaux, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ), seront incarcérés.

29 octobre 1973

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

René Lévesque est défait par la machine du PLQ.

Bénéficiant d’une solide croissance économique, le PLQ remporte une victoire sans précédent aux élections, avec 102 circonscriptions sur 110.

Mars-avril 1974

PHOTO JEAN GOUPIL, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Bourassa au Reine Elizabeth en mars 1974

La Presse révèle que des entreprises liées à la famille Simard, la belle-famille de M. Bourassa, ont reçu des contrats du gouvernement. C’est l’affaire Paragon. Une impression tenace de corruption plombe le gouvernement.

30 juillet 1974

Adoption du projet de loi 22, qui déclare le français « langue officielle du Québec ». Les enfants devront réussir des tests linguistiques pour pouvoir entrer dans le réseau scolaire anglophone.

15 novembre 1976

PHOTO MICHEL GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

La soirée des élections dans le camp des libéraux de Robert Bourassa, le 15 novembre 1976

Bourassa fait face à des dissensions dans son caucus. Il prend prétexte du projet de Pierre Trudeau de rapatrier unilatéralement la Constitution et déclenche des élections, qu’il perd.

1977-1979

PHOTO JEAN-YVES LÉTOURNEAU, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Bourassa et Louise Harel à Saint-Jean, le 29 octobre 1979

Perçu comme le politicien « le plus détesté du Québec », Bourassa s’exile à Bruxelles pour étudier le Marché commun. Il devient professeur de science politique à l’Université Laval.

2 décembre 1985

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Discours de Pierre Marc Johnson à la suite de la défaite du Parti québécois lors des élections de 1985

Après avoir repris la tête de son parti, il remporte haut la main les élections générales, avec 99 sièges contre 23 pour le PQ de Pierre Marc Johnson.

30 avril 1987

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre libéral Gil Rémillard regarde le premier ministre Robert Bourassa durant le discours d’ouverture au lac Meech le 12 mai 1987.

Les premiers ministres du pays, réunis au lac Meech, s’entendent sur une réforme de la Constitution qui satisfait aux exigences du Québec. Pierre Trudeau prend publiquement position contre l’accord.

15 décembre 1988

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Manifestation contre le projet de loi 178 à Montréal en décembre 1988

Bourassa propose que l’unilinguisme français soit la norme dans l’affichage à l’extérieur des commerces. Mais il doit faire appel à la disposition de dérogation. Le projet de loi 178 déclenchera la démission de trois ministres, Clifford Lincoln, Richard French et Herbert Marx.

25 septembre 1989

PHOTO RÉMI LEMÉE, ARCHIVES LA PRESSE

Discours de victoire de Robert Bourassa lors de la soirée électorale de 1989

Le PLQ est reporté au pouvoir, avec 92 sièges contre 25 pour le PQ de Jacques Parizeau.

9 juin 1990

PHOTO RON POLING, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Brian Mulroney et Robert Bourassa

Les premiers ministres provinciaux s’entendent pour renouveler leur appui à l’accord du lac Meech, moyennant des concessions du Québec. Bourassa dira alors que le Canada devient « le vrai pays » des Québécois.

22 juin 1990

Un député autochtone du Manitoba, Elijah Harper, bloque la ratification de l’accord. Faute de l’approbation unanime de toutes les provinces, l’accord éclate. « Le Québec est d’ores et déjà, et pour toujours, une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement », lance Robert Bourassa à l’Assemblée nationale.

11 juillet 1990

PHOTO RICHARD GODIN, ARCHIVES LA PRESSE

Un membre de la Warrior Society s’approche de la barricade improvisée au haut de la côte Saint-Michel à Oka, lors du premier jour des affrontements, le 11 juillet 1990.

Un policier de la SQ perd la vie dans un assaut raté contre une barricade dressée par les Mohawks à Oka. Les routes sont bloquées, la crise durera 78 jours. Une période intense pendant laquelle Bourassa négligera une tache suspecte apparue sur son dos, premier signe d’un mélanome dont il subira l’ablation en septembre.

27 mars 1991

La commission Bélanger-Campeau conclut que deux voies s’ouvrent pour le Québec. Sans renouvellement du fédéralisme, le Québec tiendra un référendum sur la souveraineté au plus tard en octobre 1992. Bourassa gagne du temps, persuadé que de nouvelles négociations pourraient aboutir à un nouvel accord.

22 août 1992

À l’issue de longues négociations à Ottawa, les provinces s’entendent sur un nouveau projet de réforme, qui sera signé à Charlottetown. Mario Dumont, président des jeunes libéraux, et beaucoup de ses supporters claquent la porte du parti. Les Canadiens rejetteront lors d’un référendum l’entente de Charlottetown.

6 janvier 1993

Robert Bourassa est de nouveau opéré, au National Cancer Institute de Bethesda, près de Washington, cette fois pour l’ablation d’une tumeur située du côté droit de la cage thoracique. « Je vais travailler pour les Québécois jusqu’au bout de mes forces », lance-t-il quelques jours plus tard.

3 mai 1993

Le médecin de Robert Bourassa, Steven Rosenberg, conclut que les tumeurs cancéreuses ont disparu et que le premier ministre est maintenant en excellente santé.

11 janvier 1994

Bourassa remet sa démission au lieutenant-gouverneur. Daniel Johnson lui succède sans course à la direction du parti.

2 octobre 1996

La mort de Robert Bourassa est annoncée, après la récidive de son cancer.