(Québec) Il y a 25 ans, le 19 juin 1996, le Québec se dotait d’une politique sociale qui le plaçait dans le peloton de tête en Amérique du Nord. Un régime d’assurance médicaments était mis en place, un filet de sécurité pour plus de 1,2 million de salariés québécois qui n’avaient aucune protection dans ce domaine. On compte 1,8 million de ces assurés de moins de 65 ans aujourd’hui.

Une occasion, mais une exigence aussi. Le régime obligatoire coûte très cher, une personne seule doit payer la prime maximale, 662 $ cette année, dès que son revenu net dépasse les 25 000 $. La douloureuse « ligne 447 » de votre déclaration de revenus a son histoire, marquée au coin de l’improvisation.

Car c’est un régime universel, cependant administré par le secteur privé, que propose au printemps 1996 le ministre de la Santé de l’époque, Jean Rochon, avec le projet de loi 33. Jacques Parizeau l’avait promis aux élections de 1994, Lucien Bouchard avait pris le relais dans le message inaugural de son gouvernement. Un rapport de Claude Castonguay était attendu ; il proposera un régime d’assurance médicaments « universel, équitable et efficace ». On s’engageait à donner un accès à tous, à tenir compte de leur revenu, tout en contrôlant les coûts.

Le contexte était important, a rappelé cette semaine l’ex-ministre Rochon en entrevue. Lors de la création de l’assurance maladie, en 1970, « le médicament n’occupait pas une place aussi importante que maintenant ». Rapidement, il est devenu clair qu’il fallait une protection particulière pour les personnes âgées, les assistés sociaux, puis pour les malades chroniques. Une nouvelle approche, la médecine ambulatoire, réduisait le séjour en hôpital des patients. Les médicaments n’étaient plus gratuits après la sortie de l’hôpital. « La réduction des hospitalisations permettait des économies, aidait au déficit zéro », explique M. Rochon.

Mais il fallait régler le problème des factures de médicaments. Le père de l’assurance maladie, Claude Castonguay, est appelé à la rescousse et propose le nouveau programme d’assurances qui serait administré par les assureurs privés.

Mettre en place subitement un régime totalement public aurait durement frappé beaucoup de petites compagnies d’assurances québécoises.

Jean Rochon, ancien ministre de la Santé et des Services sociaux

De plus, le projet de loi proposera que la Régie de l’assurance maladie du Québec continue de couvrir les médicaments pour les personnes âgées et les prestataires de l’aide sociale. Ceux qui ont un régime privé chez leur employeur le garderont. Pour ceux qui n’avaient aucune protection, le nouveau régime mettra en place une prime, une franchise et une coassurance uniforme, « administrée par le privé ».

Or, rien ne se passera comme prévu. Les simulations présentées par le comité de Claude Castonguay étaient carrément à côté de la plaque, résume Hubert Thibault, alors chef de cabinet de Lucien Bouchard. Lors de l’étude du projet de loi, Yves Millette, vice-président de la section québécoise des compagnies canadiennes d’assurance de personnes, fait savoir que le niveau de primes souhaité par Québec est carrément irréaliste. Québec vise, selon lui, la mise en place d’un « régime d’assistance sociale » ; pas question pour le privé d’assumer un tel risque. Dans ses mémoires, Claude Castonguay affirme que le système n’est pas en cause, « ce sont les prix des médicaments qui augmentent trop vite ». Ce régime est, selon lui, « un bel exemple de partenariat public-privé sans lequel plus de 1 million de Québécois seraient encore sans protection aujourd’hui ».

Conseiller juridique du gouvernement, MJules Brière se souvient d’un échange avec André Dicaire, alors président de la Régie de l’assurance maladie. « Il m’a demandé si le gouvernement pouvait administrer le régime au lieu du privé. C’était tout un changement de cap ! » Surtout qu’on était avancés en commission parlementaire, étape où le projet de loi est habituellement quasi définitif. Au moment de l’adoption, le nombre de modifications sera stupéfiant.

Le privé assure le risque mais n’en prend pas.

André Dicaire, ancien président de la Régie de l’assurance maladie

Pour justifier leurs primes très élevées, les assureurs faisaient valoir n’avoir aucune donnée sur la consommation de médicaments de la clientèle qui n’était pas couverte.

Le Québec est toujours le seul au Canada à avoir un tel régime. Périodiquement, le gouvernement fédéral dit envisager une telle mesure, sans toutefois faire de geste. Le système devait être mis en place en janvier 1997, et le mandat avait été confié à la Régie de l’assurance maladie. « Il fallait dessiner le programme, faire adopter le projet de loi avant de donner des contrats, mettre en place l’infrastructure technologique, relier toutes les pharmacies [on ne pouvait alors compter sur l’internet], le logiciel devait, en quelques secondes, décider si le client était admissible, déterminer si la franchise était payée, calculer la coassurance. »

Un coup d’œil permet de constater que le montant des primes dans les premières années du régime était grossièrement sous-évalué. La prime annuelle sera de 175 $ de janvier 1997 à janvier 1999. Elle grimpera subitement à 350 $ en juillet 2000, on sera à 521 $ en juillet 2005, à 600 $ en 2013 et jusqu’à 662 $ depuis le 1er janvier 2021 – une croissance de 278 % depuis le début, de 57 % si on trace la ligne en 2002 quand un mécanisme d’ajustement automatique a été mis en place. La franchise mensuelle de 8,33 $ au début est maintenant de 22,25 $ et la coassurance, la portion payée par le client, est passée de 25 à 35 %.

Issu de la santé publique, Jean Rochon reste fier de cette avancée, « qui a amélioré le sort de 1 million d’enfants et de citoyens qui n’étaient pas couverts ».

L’actuel ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, abonde dans le même sens. Les syndicats frappent régulièrement à la porte pour réclamer que l’État prenne totalement en charge la couverture des médicaments – bien des salariés ont une assurance privée avec leur employeur.

Pas question, prévient le ministre caquiste. « Le Québec a fait preuve de tout un leadership avec ce programme, les Québécois peuvent en être fiers. Est-ce qu’un régime totalement public serait moins cher ? Ce n’est pas clair », dit M. Dubé. « On travaille beaucoup sur le contrôle des coûts, on vise à garder l’équilibre, à maintenir la franchise, la charge annuelle la plus basse possible », explique-t-il. « Quand je vois que le fédéral est tenté par un tel programme, je me dis que ce qu’on fait ne doit pas être si mauvais », conclut Christian Dubé.